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viendra mourir dans nos rangs à Crécy. On était en hiver et, comme il fallait passer le temps avant d’entrer en campagne, on jouait aux dés, jeu de prince : Jean gagna 600 florins à Louis de Hongrie, environ 30,000 francs d’aujourd’hui, et, comme le pauvre roi se lamentait, Jean prit les écus et les jeta au peuple, montrant ainsi le mépris que le vrai chevalier doit avoir pour l’argent. Dans la troupe qui suivit ces princes en Lithuanie, il y avait trois ménestrels prêtés par le grand maître, des ménétriers, des trompettes, des danseurs, des fous, des hérauts, des baladines, des prêtres aussi, car Guillaume de Hollande a donné une somme d’argent à Pierre, son chapelain, pour être dispensé de jeûner et de faire maigre. Belle dispense pour un croisé !

Au vrai, c’est une expédition de brigandage qu’on va faire en Lithuanie, comme le montre la relation que nous a laissée le poète Pierre Suchenwirth du voyage entrepris, l’an 1377, par le duc Albert d’Autriche.

En l’an de grâce 1377, le vertueux duc Albert s’arma pour la croisade de Prusse, afin de devenir chevalier, car il pensait avec raison que l’éperon d’or du chevalier lui siérait mieux que l’éperon d’argent de l’écuyer. Avec lui chevauchèrent cinq comtes, nombre de chevaliers et d’écuyers. Si belle troupe ne s’était encore vue : hommes et chevaux portaient armures et vêtemens splendides. Les croisés s’en vont par villes et par pays sans faire de mal à personne. A Breslau, le duc convie les belles dames qui, parées comme le bois quand mai fleurit, viennent au château plaisanter, danser et rire. Autre fête à Thorn, en Prusse, où brillent les bouches et les joues roses, les perles, les couronnes et les rubans. On y danse beaucoup, en tout bien tout honneur. De là on gagne Marienbourg où habite le grand maître Henri de Kniprode : le noble seigneur reçoit le duc en grande pompe, et généreusement offre bonne boisson et riche nourriture ; mais c’est à Kœnigsberg surtout que l’on mène belle et grande vie, à la manière des cours! Le noble duc commence les fêtes en donnant à dîner au château. Chaque service est annoncé par le son des trompettes et des fifres; dans les plats d’or on sert à profusion les pâtisseries et les rôtis; dans les coupes d’or et d’argent coulent les vins de France et d’Autriche.

Enfin on s’apprête au voyage de Lithuanie ; n’était-ce pas pour cela que l’on était venu? Le maréchal recommande à chacun de se pourvoir de vivres pour trois semaines ; on n’épargne rien et l’on achète plus qu’il n’était nécessaire. Alors le grand maître ordonne de se mettre en marche pour l’honneur des Autrichiens et de la mère de Dieu. Au bord de la Memel, six cent dix bateaux sont préparés, et les bateliers ont rude besogne depuis midi jusqu’au soir.