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nobles qui ont laissé, eux vivans, prendre le roi, et le peuple attend son salut de la délivrance du roi Jean qui a tout perdu. Une corporation chevaleresque recrutée à l’étranger ne pouvait inspirer au populaire cette dévotion, et l’ordre, pour se défendre, n’avait à compter que sur lui-même.

Aurait-il les forces nécessaires pour résister ? Il s’affaiblissait, au sein même de sa prospérité. Les vertus monastiques, à supposer qu’elles aient été pratiquées par tous dans les temps de misère et de lutte, n’y avaient pas survécu. Des discordes, la déposition de Charles de Trêves et celle d’Henri de Plauen, l’assassinat de Werner d’Orseln par un chevalier témoignent qu’on a oublié le vœu d’obéissance. Comment garder le vœu de pauvreté au milieu de cette opulence, ou seulement les règles d’une vie simple, parmi ces fêtes qui se succèdent à Marienbourg et dans les commanderies, à propos des continuels passages d’hôtes illustres se rendant en Lithuanie ? Un poète du XIVe siècle dit qu’à Marienbourg la pièce de monnaie est chez elle : encore si l’ordre seul eût été riche, et que chaque chevalier fût demeuré pauvre ! mais les chevaliers du XVe siècle font des testamens ; ils ont donc une fortune propre. Quant au vœu de chasteté, il était enfreint tous les jours. Au XIVe siècle, la lutte contre la doctrine de la mortification de la chair et de l’asservissement de l’esprit, qui prendra bientôt la double forme de la renaissance et de la réformation, est déjà commencée, et la chair écoute partout les excitations à s’affranchir, mais nulle part plus volontiers qu’en Allemagne. L’Allemand aime la vie commode ; de bonne heure il s’est moqué des ascètes et n’a point épargné ses sarcasmes aux chevaliers. Ceux-ci ne les méritaient pas assez. Leur vœu de chasteté leur paraissait lourd, et l’austère Dusbourg disait déjà que, « pour être chaste, il faut une grâce spéciale de Dieu, castus nemo potest esse, nisi Deus det. » Un proverbe avertissait le paysan qui avait des filles de fermer soigneusement sa porte sur le passage des chevaliers, et nous savons que dans les villes ces moines, à qui les règles de l’ordre défendaient d’embrasser même leur mère, portaient souvent leurs manteaux blancs en des quartiers où la couleur de l’innocence était déplacée. Dans les premières années du XVe siècle, les vilaines aventures se multiplient : dans un château, des femmes polonaises ont été enfermées et violées ; le commandeur Wirsberg offre à sa maîtresse une maison de plaisance, qu’il a payée très cher. Un autre commandeur, celui de Thorn, fait décapiter un innocent dont il convoite la femme. Bientôt Dlugloss dira, faisant le portrait d’un grand maître, qu’il sacrifie immodérément à Bacchus et à Vénus, in Bacchum et Venerem parum temperatus. Ainsi s’accroît sans cesse la gazette scandaleuse,