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avec ses sujets. Ceux-ci, bourgeois et paysans, hommes libres et feudataires, établis à l’origine dans leurs villes, leurs villages ou leurs terres par chartes distinctes, avaient fini par former une sorte de peuple : la cohabitation sur le même sol, le service en commun dans les armées de l’ordre, les intérêts industriels et commerciaux les avaient rapprochés les uns des autres. Il s’était formé deux aristocraties, l’une dans les villes, l’autre dans les campagnes, et toutes les deux avaient contre le souverain des griefs graves. Les marchands supportaient impatiemment la concurrence de ce grand marchand, qui était l’ordre, et qui parfois usait de sa souveraineté au profit de son commerce, par exemple lorsqu’il défendait l’exportation des grains, sans se croire lié lui-même par cette prohibition. Il est vrai que, si l’ordre pratiqua l’excellente politique commerciale qui l’enrichit en enrichissant son peuple, c’est parce qu’il était marchand lui-même; mais ses sujets, qui en recueillirent les bienfaits, n’en furent que plus irrités contre sa concurrence, car un bienfait incomplet fait plus d’ingrats que la dureté ou l’inintelligence d’un régime ne fait de mécontens. Bourgeois et feudataires s’indignaient d’ailleurs d’être gouvernés par une caste étrangère; ils auraient voulu être admis dans l’ordre, qui ne pouvait leur donner cette satisfaction ; s’il eût ouvert ses rangs aux fils des bourgeois ou des feudataires prussiens, ceux-ci n’auraient point tardé à s’emparer des grands offices et de la maîtrise : qu’auraient dit alors les chevaliers d’Allemagne, d’Autriche, de tous les pays? Un schisme se serait certainement produit. L’ordre avait besoin, pour durer, de devenir une institution nationale prussienne ; mais il fallait aussi qu’il demeurât un institut universel, tout au moins allemand et indissolublement lié à l’Allemagne où il se recrutait et possédait de si riches domaines. C’était une difficulté insoluble.

Contre les bourgeois qui murmurent, contre les feudataires qui forment des confédérations secrètes, l’ordre ne peut s’appuyer sur les petits. Une monarchie peut être démocratique, mais non point une aristocratie]: les deux mots ne se rencontrent que pour s’opposer l’un à l’autre. Le roi de France aime les petits et les petits aiment le roi de France, parce qu’il est au-dessus des grands comme au-dessus d’eux-mêmes, et qu’il y a, devant ce trône si haut placé, une sorte d’égalité des hommes. Roi et peuple ont le même ennemi, le noble, et alors même que le peuple se révolte, c’est le grand qu’il menace, non le roi. « Quand Adam bêchait et qu’Eve filait, chantent les paysans anglais, où donc était le gentilhomme? » Mais à peine le roi a-t-il paru devant eux qu’ils l’acclament. En France, les pastoureaux s’insurgent à la nouvelle que saint Louis est prisonnier et ils réclament le roi. Après Poitiers, la colère populaire tombe sur ces