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indifférence pour les lettres et pour la science, son art sans mouvement et sans idéal, son culte tout sensuel. Si de pareilles comparaisons n’étaient toujours, par quelques endroits, inexactes et forcées, nous dirions que la Cypre antique fait songer à l’Égypte et surtout à la Chine ; c’est, dans un certain sens, la Chine de la Grèce.

La différence, c’est que cette Chine grecque est une île, placée entre l’Égypte, la Syrie, l’Asie-Mineure et la Grèce propre ; c’est une Chine ouverte, qui n’a jamais cessé d’être en étroites relations avec ses voisins, de les appeler sur ses rivages et dans ses ports hospitaliers. Par l’effet de sa situation même, ceux qui l’habitaient ont servi d’intermédiaires entre l’Orient et la Grèce ; ils ont transmis des germes qui devaient produire sur le sol de la Grèce des fleurs plus brillantes et de plus beaux fruits que dans leur terre natale et que dans cette station provisoire où ils avaient paru si bien s’acclimater. Cypre est un des endroits où les Grecs se sont trouvés le mieux placés pour recevoir à loisir de la main des Phéniciens cet ensemble de recettes et de procédés, de conventions et de méthodes que l’on a si bien appelé l’alphabet de l’art. Cette île n’est sans doute pas le seul point où se soit fait ce contact, où ces élèves, destinés à bientôt surpasser leurs maîtres, aient pu s’assurer le bénéfice de cette sorte d’initiation, de cet enseignement élémentaire, qui devait leur épargner de longs tâtonnemens ; mais nulle part ils n’ont eu les modèles plus à portée et n’ont pu les étudier plus à l’aise. Que ces exemples et ces suggestions aient moins profité aux Grecs de Cypre qu’à ceux du continent, il ne sied pas de s’en étonner. Les Grecs de Cypre avaient trop de sang oriental dans les veines, l’action de l’élément phénicien s’exerçait sur eux de trop près et d’une manière trop constante pour qu’ils fussent capables d’approprier ces rudimens des arts plastiques et cette série de procédés à l’expression d’idées et de sentimens nouveaux ; il y fallait le tempérament plus robuste, l’originalité plus franche d’une race plus pure, se développant librement sur une terre dont elle serait l’unique et souveraine maîtresse.

Nous n’insisterons pas ; cette influence exercée par la Phénicie sur le premier éveil du génie grec, c’est presque un lieu commun de la doctrine archéologique aujourd’hui régnante ; il nous a suffi de rappeler quelle part importante a prise dans cette transmission des secrets techniques et des formes premières la population mêlée qui habitait Cypre au temps d’Hérodote et qui s’y maintint, pendant plusieurs siècles encore, sans altération notable. Ce qui a été moins étudié, ce qui mériterait de nous retenir plus longtemps, c’est l’influence exercée par ce même élément sémitique non plus seulement sur les moyens d’expression dont disposaient