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L’ÎLE DE CYPRE.

des habitudes persistantes et tenaces, des procédés héréditaires. Surtout depuis la conquête d’Alexandre et le triomphe définitif de l’hellénisme, l’école cypriote n’a pu se soustraire tout à fait à l’influence des exemples qui lui venaient du dehors; mais elle a toujours été d’un siècle ou deux en retard. L’étude des poteries trouvées dans l’île suggère des observations analogues. Toute donnée chronologique fait ici défaut, plus encore que pour la statuaire ; mais ce qui est certain, c’est que les potiers cypriotes n’ont jamais fabriqué de ces beaux vases peints qui sont l’honneur de la céramique grecque. Qui plus est, les princes de Cypre et leurs sujets n’ont pas eu l’idée de profiter de leur opulence pour tirer ces vases des ateliers de Corinthe ou de ceux d’Athènes, comme le faisaient par exemple en Italie les Étrusques de Vulci et de Nola, au fond du Pont-Euxin les marchands et les tyrans du Bosphore cimmérien. Parmi les milliers de vases qui ont été recueillis dans les nécropoles de l’île, à peine en compte-t-on un ou deux qui aient des figures noires avec inscriptions grecques, et l’on s’accorde à les regarder comme des objets importés, tant ils diffèrent de la poterie indigène. Quant à ces vases à figures rouges sur fond noir qui représentent l’âge d’or de l’art grec, l’île n’en a pas, que nous sachions, fourni même un seul. Qu’est-ce à dire? Faut-il croire qu’au temps où les ateliers grecs produisaient et où les étrangers mêmes recherchaient ces poteries décorées de personnages, les potiers de Cypre aient brisé leurs outils et éteint leurs fours? Est-ce admissible ? Ce qui est vraisemblable, c’est que les artisans cypriotes, sans se préoccuper de ce qui se faisait ailleurs, ont répété pendant plusieurs siècles encore, avec une fécondité stérile, les formes tourmentées et bizarres, les dessins à la fois élémentaires et compliqués auxquels était accoutumée leur clientèle locale. C’est très tard, c’est seulement vers l’époque ptolémaïque et romaine que les vases de verre remplacent dans les tombeaux ces étranges produits de la céramique indigène, et encore cela ne suffit-il point à prouver qu’elle ait alors suspendu sa fabrication et modifié ses procédés bien des fois séculaires.

Si nous ne nous trompons, voici l’impression que doit laisser cette enquête sommaire, cette rapide étude des monumens conservés de l’art cypriote; dans ce monde grec si mobile, ou se succèdent si vite les constitutions et les empires, les formes littéraires et les écoles artistiques, Cypre fait exception. Vue de loin et en gros, elle semble échapper pendant plusieurs siècles, autant que faire se peut, à la loi du changement. Quoique la race et la langue grecques y prédominent, elle garde une physionomie à part, avec son état social très stable, son agriculture savante, son industrie très active et très avancée, son alphabet incommode et arriéré, son