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à nous, quatre années pour entrer en jouissance du vaisseau neuf mis sur les chantiers, on n’aurait pas vu l’équilibre des forces se rétablir ainsi tant de fois et de la façon la plus inattendue.

Voici donc de nouveau la mer en balance ; elle ne sait plus qui sera dans quelques jours son maître. D’un côté se présente Callicratidas avec ses cent soixante-dix trières; de l’autre, les généraux d’Athènes prêts à tendre la main à Conon. Les Athéniens ont trente-huit vaisseaux dans le port intérieur de Mytilène, cent cinquante rassemblés sur la rade de Samos. Le difficile sera d’opérer la jonction; Callicratidas ne compte pas rester, pendant ce temps, à sommeiller sur ses ancres. Il laisse cinquante navires devant Mytilène; c’est assez pour bloquer les trente-huit vaisseaux de Conon. Avec les cent vingt autres, il se porte à l’extrémité méridionale de Lesbos. Là, Callicratidas s’arrête : le moment est venu de faire souper à terre les équipages. Au même instant, par une singulière coïncidence, les Athéniens partis de Samos soupaient sur les îles Arginuses. Lorsqu’au mois d’avril 1854, l’amiral Bruat portait dans l’Hellespont les premières troupes envoyées au secours de la Turquie, la majeure partie de son escadre se composait encore de vaisseaux à voiles, et son pavillon flottait à bord d’un vaisseau mixte. On appelait ainsi le vieux vaisseau de ligne auquel une innovation timide consentait enfin à prêter le secours d’une machine. Le vent du nord contraignit cette escadre, attendue par la Sublime-Porte avec une légitime impatience, à venir jeter un pied d’ancre sur la rade de Métélin. Toute la journée nous louvoyâmes entre l’île de Lesbos et le continent de l’Asie. La première bordée nous conduisit sous ces îles dont le nom, en l’année 406 avant notre ère, allait acquérir la célébrité sanglante dévolue de tout temps aux grands champs de bataille. Je crois voir encore le Montebello coucher, au souffle strident de la rafale, son large flanc dans le creux de la vague, écarter devant lui les ondes indignées et passer fièrement à travers les hautes gerbes d’écume que chaque coup de son poitrail faisait jaillir. C’était la marine moderne qui venait troubler dans leur séculaire repos les cadavres des trières enfouies au fond de ces eaux bleues et dormant depuis deux mille deux cent soixante ans sur leur lit d’algues et de vase. Sois moins fier, vieux géant! ne foule pas avec tant de dédain les cendres du passé! Tes jours, à toi aussi, sont comptés, tu ne tarderas pas à disparaître et tes pareils, crois-le bien, ne laisseront pas dans l’histoire une trace aussi profonde que ces trières, objet de tes mépris. Les trières ont vécu près de trois mille ans, les vaisseaux à voiles n’auront pas vécu deux siècles.

De l’extrémité méridionale de Lesbos aux îles Arginuses on