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Je citerai entre autres certains articles touchant les crimes contre la religion, articles inspirés bien moins par un intérêt moral que par un intérêt politique. En 1877 par exemple, la cour d’assises d’Odessa avait à juger des paysans stundistes, innocens sectaires qui, entraînés sans doute par l’exemple de colons protestans ou mennonites du voisinage, rejettent le clergé, les sacremens et toutes les pratiques de l’église orthodoxe[1]. Ces stundistes étaient traduits en justice pour un crime prévu par le code pénal, celui d’avoir abandonné la foi orthodoxe et d’appartenir à une secte prohibée. Le crime était bien défini et les accusés le confessaient; le jury d’Odessa n’en a pas moins refusé de les reconnaître coupables, et si ce verdict d’acquittement était contraire à la loi, il ne l’était certes pas à l’équité et au droit naturel. On pourrait faire des remarques analogues à propos d’affaires d’un autre genre. Pour couper court à de tels empiétemens sur la puissance législative, il n’y a qu’un moyen, supprimer le jury ou ravir à sa compétence les affaires où l’on redoute son esprit d’indépendance. C’est, comme nous le verrons tout à l’heure, ce qui s’est fait en Russie pour toutes les causes touchant à la politique.

Le jury russe n’est sans doute pas toujours aussi éclairé que celui d’Odessa dans le procès des stundistes, on peut cependant citer, comme contre-partie et comme pendant à la fois, le procès de l’abbesse Mitrophanie, jugée à Moscou deux ou trois ans auparavant. Une abbesse orthodoxe d’une famille aristocratique et fort bien en cour, elle-même ancienne freiline ou demoiselle d’honneur de l’impératrice, fort réputée pour son intelligence et sa charité, était traduite en cour d’assises pour avoir employé au profit de son couvent et de ses bonnes œuvres des moyens peu réguliers, tels que captations, dols, faux. Le jury était composé de marchands, de petits bourgeois (mêchtchanes), de paysans, c’est-à-dire des classes les plus respectueuses de la foi et de l’habit ecclésiastique; on craignait que la robe de l’accusée n’en imposât à ces jurés moscovites. L’abbesse n’en fut pas moins condamnée, et ce procès singulier à plus d’un égard a montré quels progrès avaient déjà faits en Russie les nouvelles institutions et les mœurs judiciaires. Le président du tribunal était, dit-on, protestant, et l’un des avocats de l’abbesse orthodoxe était juif, en sorte que toutes les circonstances semblaient s’être réunies pour faire de ce procès une éclatante démonstration du nouveau principe de l’égalité devant la loi[2].

  1. Sur cette secte, qui a commencé à paraître dans le sud de la Russie vers 1870, voyez la Revue du 1er juin 1875.
  2. Nous dirons peu de chose de la procédure des cours d’assises. A cet égard, la Russie a plutôt imité la France que l’Angleterre, bien que sous quelques rapports elle ait cherché à combiner les usages des deux pays. Comme en France, les avocats plaident au criminel aussi bien qu’au civil, mais comme en Angleterre les témoins sont interrogés contradictoirement (cross-questionning) par les avocats et le ministère public aussi bien que par le président. Ce dernier termine aussi les débats par un résumé où, comme chez nous, il ne se maintient pas toujours dans une stricte impartialité. Lorsque le jury a rendu son verdict, la défense et l’accusation peuvent être admises à présenter leurs conclusions sur l’application de la peine.