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bizarre influe naturellement sur les décisions du jury, car en Russie, plus que partout ailleurs, on peut dire que chaque classe de la société a son code de morale. De là des surprises, des verdicts inattendus pour le juge, pour l’accusé, pour l’opinion. D’un jury aussi peu homogène, il eût été difficile de réclamer l’unanimité, bien qu’en pareille matière l’unanimité seule semble emporter la certitude et qu’à cet égard la coutume anglaise eût pu trouver des précédens dans les traditions slaves et les usages du mit moscovite où naguère encore tout se décidait par acclamation, d’un consentement unanime. Pour la justice, eh Russie plus encore qu’en France, une telle garantie eût trop souvent peut-être bénéficié aux criminels.

La loi qui a voulu réunir dans le jury toutes les classes de la nation y a par là même introduit des hommes de peu d’instruction, voire des hommes entièrement illettrés. Beaucoup en effet des humbles fonctionnaires ou magistrats de village, admis par le législateur sur les listes du jury, ne savent souvent ni lire ni écrire. Des gens dont la main n’a jamais tenu une plume peuvent ainsi être appelés à rendre un verdict dans des affaires de faux. La presse russe a plus d’une fois demandé qu’on imposât aux jurés un cens d’instruction; mais si modestes que fussent à cet égard les exigences, elles risqueraient d’écarter du jury presque tous les paysans et par suite d’aller contre les intentions du législateur. Avec la génération actuelle, on ne saurait demander aux membres du jury les premières notions de l’instruction sans en exclure presque entièrement la classe la plus nombreuse.

Aujourd’hui le seuil du jury est encore si bas qu’avec les illettrés y entrent parfois des pauvres et des vrais indigens. Or pour des hommes appelés à décider de la liberté de leurs semblables, la pauvreté n’est guère meilleure conseillère que l’ignorance. Dans les cours d’assises russes, la présence de ces jurés prolétaires a parfois donné lieu aux scènes les plus tristes et aux faits les plus graves. On a vu des jurés, de malheureux paysans, arrachés au travail qui les faisait vivre, demander l’aumône à la porte du palais de justice. on en a même surpris qui se livraient au vol dans l’intervalle des audiences, et on a découvert que d’autres avaient trafiqué de leur verdict, comme ailleurs certains électeurs trafiquent de leur vote. La dignité, l’intégrité même de la justice, se sont trouvées atteintes par des règlemens dont on doit admirer l’esprit libéral. La Russie a éprouvé dans ce Cas quelques-uns des inconvéniens de cette fausse et téméraire démocratie qui, sous prétexte d’égalité, prétend imposer