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eut raison. Quelle idée nous ferions-nous donc de la justice du ciel, s’il fallait la juger à l’apparence trompeuse de ses arrêts? Le ciel voudrait-il punir, à l’égal de la perfidie, le manque de prudence politique? Aurait-il résolu de laisser, sans intervenir, s’accomplir les destins de tout homme qui se fie à la foi capricieuse des multitudes? Hermocrate se présente à ses compatriotes, « les deux mains ouvertes et le cœur dedans; » il a le droit de leur dire, comme jadis lord Brougham à ses électeurs : « Mes concitoyens, ces mains sont pures; » il reçoit la mort. Alcibiade, entaché de toutes les trahisons, va être porté par l’universel enthousiasme sur le pavois. Mais aussi avec quelle circonspection le criminel absous par la victoire aborde le Pirée! Ce n’est que deux ans après le combat de Cyzique qu’il se décide à faire voile vers Athènes. Ses affidés ont eu tout le temps de lui aplanir les voies. Il ne descend pas immédiatement à terre. Du pont de sa trière il observe la foule qui s’est amassée sur la plage. Tout va bien. Voilà des visages connus, des physionomies sympathiques ! Voilà Euryptolème, le fils de Pisianax, un cousin! Autour d’Euryptolème se sont groupés des parens, d’anciens compagnons de plaisir. Alcibiade se rassure; il est désormais certain de ne pas affronter la justice du peuple sans appui. Sept ans après avoir quitté le Pirée sur la galère qui remmenait en Sicile, il débarque et se dirige à pied vers le Pnyx. Une troupe dévouée, durant ce long trajet l’environne. « Athéniens, dit le fils de Clinias aux tribus convoquées d’urgence par les prytanes, je n’ai jamais profané les mystères. Je suis victime d’une inexplicable erreur. » Combien parmi ces juges convaincus et gagnés d’avance se trouvait-il de « justes, » de gens non infectés des doctrines nouvelles et ayant conservé le droit de s’écrier avec le poète : « Je t’ai attaqué en face dans ta puissance et je ne t’ai pas foulé aux pieds, lorsque tu étais par terre? » C’était là l’éducation donnée aux guerriers qui combattirent à Marathon; les sophistes avaient enseigné depuis lors une autre morale. L’assemblée n’eut qu’un cri : « Révoquons l’injuste sentence! Qu’Alcibiade soit nommé commandant absolu de toutes les forces de la république! » Les prytanes trouvèrent à peine le temps de faire lever les mains. En pareille occasion il serait oiseux de vouloir compter les suffrages : Zitô o vasilevs tis Hellados! viva il re netto ! Voilà le vrai dépouillement du scrutin. Telle est donc, ô dieux immortels, la justice du peuple! Et la vôtre? Nous la ferez-vous enfin connaître?

La justice des dieux, nous ne la connaîtrons qu’en l’année 404 Pharnabaze et Lysandre se chargeront alors de venger l’armée de Sicile.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.