Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être plus importante. On s’aperçut que l’abbé Delille manquait. Après l’avoir attendu quelque temps, on pria Malouet d’aller chez lui. Il demeurait dans le voisinage. Lally se joignit à Malouet. Ils trouvèrent l’abbé Delille au lit. — « Au lit, mon ami ! vous êtes donc malade ? — Non pas, » répondit-il. En même temps il jetait sur Mlle Vaudechamp, la personne qu’il avait amenée de Stuttgart, des regards significatifs.

Pour comprendre cette scène, dont Malouet raconta ensuite à Montlosier les détails, il faut savoir quelle était la situation de l’abbé.

MM. Giguet et Michaud, libraires à Paris, avaient chargé Montlosier de traiter en leur nom avec l’abbé Delille pour tous ses ouvrages. La position de Montlosier n’était pas commode pour un négociateur. Il n’avait et ne voulait avoir avec Delille aucune intimité. Il voulait encore moins en avoir avec Mlle Vaudechamp, dont l’abbé venait de faire sa femme. Nièce ou femme, elle était mal élevée[1]. Michaud, comprenant la difficulté que rencontrerait Montlosier, trouva un autre intermédiaire. L’affaire fut conclue au prix de 6 francs par vers et 30 sous pour Mlle Vaudechamp. L’abbé, qui était un véritable enfant, en avait quelquefois l’activité et quelquefois la paresse. Tant que sa femme avait été sa nièce, elle le ménageait un peu ; quand ils furent mariés, elle le mena durement. On sait qu’un jour, lui ayant jeté à la tête un gros volume in-4o, Delille le ramassa et lui dit : « Madame, ne pourriez-vous pas vous contenter d’un in-8o ? » Elle avait fini par lui imposer une tâche. L’abbé, qui travaillait tous les matins dans son lit, devait avant de se lever avoir fait trente vers, et pour s’en assurer Mlle Vaudechamp prenait la précaution suivante : il y a un certain habillement que les Français ont appelé grossièrement culotte, mais que les dames anglaises appellent le petit vêtement, small cloth. Quand l’abbé avait fait ponctuellement sa tâche du matin, on lui apportait son petit vêtement et il pouvait se lever ; sinon, non.

Ce matin-là précisément l’abbé n’avait pas travaillé ; de plus il avait eu de l’humeur toute la journée ; partant, plus de petit vêtement : il était enfermé dans une armoire. Malouet arriva vers huit heures du soir et demanda grâce. On donna la culotte, et Delille put se lever et rejoindre ses amis[2].

  1. C’était d’elle que Rivarol, mécontent de ses manières, avait dit : « L’abbé, puisque vous avez le droit de vous choisir une nièce, vous auriez dû la choisir plus polie. »
  2. Delille partit bientôt après pour Paris, fatigué qu’il était du séjour de Londres. Le libraire Bossange, qui vint vers ce temps-là passer quelques jours en Angleterre, le ramena en France.