Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’était lié avec lui ; comme il montrait un grand désir de voir la Grèce, M. de Choiseul-Gouffier le mena à Constantinople, où il venait d’être nommé ambassadeur.

« Au bout de quelque temps ils se séparèrent ; au retour, l’abbé Delille, traversant Stuttgart, se lia avec une demoiselle qui se trouvait avoir la plus belle voix du monde. Il l’amena avec lui à Paris et en fit sa nièce. Nous vîmes ensuite cette nièce en Auvergne, tout étonnés de cette parenté nouvelle sur la nature de laquelle personne de nous ne pouvait se méprendre. Les états-généraux ayant été convoqués et les événemens de juillet étant survenus, on pouvait facilement être effrayé ; l’abbé Delille le fut par-dessus tout. Je le rencontrai un jour aux Tuileries ; il n’osait ni proférer un mot, ni lever les yeux sur moi. Il regardait de tous côtés pour voir si on l’observait et si on l’apercevait. Au 18 fructidor, les forces lui revinrent. Il eut le courage de fuir. Il se rendit en Suisse ; de là, il écrivit à M. le comte d’Artois, qui l’avait toujours protégé. Les agens des princes virent dans la célébrité de l’abbé Delille une espérance d’appui pour le système absolu et pour leur haine contre le parti monarchien. Il écrivit contre nous, qu’on regardait comme les coryphées du parti, des lettres désobligeantes. Il avait rencontré Rivarol à Hambourg ; depuis longtemps Delille et lui étaient brouillés, ils se raccommodèrent. Dans cette entrevue, l’abbé ; Delille, qui s’était mis à lui dire des choses aimables, finit par ce vers connu :

Je t’aime, je l’avoue, et je ne te crains pas.


Un homme d’esprit qui était présent fit cette variante :

« Je te crains, je l’avoue, et je ne t’aime pas. »


Voilà donc l’abbé Delille en Angleterre. Il rendit d’abord visite à Malouet, qui le reçut fort bien, puis à Montlosier, qui lui fit des reproches. Les lettres désobligeantes dont nous avons parlé lui avaient été envoyées de Londres. Delille du moins s’excusait ainsi. Il parla de Rivarol. « Il a plus d’esprit que moi, dit-il, mais je rime mieux l’alexandrin. » C’était sa consolation pour les blessures de son amour-propre.

On se rencontrait souvent soit chez Malouet, soit dans la chambre de Chateaubriand le jour des lectures. Ici se place une aventure connue, mais que nous trouvons avec des détails amusans dans les papiers de Montlosier.

La lecture de Chateaubriand avait commencé ; ce jour-là elle devait