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sur ce point de l’avis et de l’humeur de Spinosa, dont il a parlé naguère avec une admirable éloquence. Nous le soupçonnons même d’aimer le monde beaucoup plus que ne faisait l’auteur de l’Éthique. Dans son discours de réception, il a loué dans les meilleurs termes ce qu’il appelle la civilité, le charme mondain, et il a reproché à un pays voisin « sa science pédantesque en sa solitude, sa littérature sans gaîté, sa politique maussade, ses gentilshommes sans politesse, ses grands généraux sans mots sonores. » Nous craignons en vérité qu’il n’en ait trop dit et qu’il n’ait voulu se punir d’avoir autrefois trop aimé, trop vanté l’Allemagne. Dieu ! que de mal nous ont fait les mots sonores, et qu’utiles et recommandantes sont les généraux qui savent se taire ! Il ne faut pas diminuer son ennemi ; en lui rendant justice, on se rend service à soi-même.

Il y a des sceptiques tourmentés et sombres, qui, comme Pascal, voient un abîme béant à leurs côtés ou, comme Lucrèce, n’attendent pas pour quitter la vie que la vie les quitte. Le scepticisme de l’homme éminent qui a traduit Job et le Cantique des cantiques est non-seulement bienveillant, mais optimiste, Il a passé sa vie à tout examiner et sa raison, toujours attentive, a toujours été contente. Il y a en lui comme une volonté. déterminée d’être heureux ; quel est le bonheur ici-bas où il n’entre un peu de parti pris ? S’il respecte les illusions des autres, il n’est point tenté de les leur envier ; il ne s’en prive pas, il s’en passe. Il a tenu à déclarer à l’Académie que les illusions ne sont point nécessaires au bonheur, qu’on avait tort de reprocher à la science sévère et rigoureuse d’enlaidir ou de diminuer l’univers, que le ciel, tel qu’on le voit par les lunettes de l’astronomie moderne, lui paraît bien supérieur à cette voûte solide, portée sur des piliers, constellée de clous d’or, dont les siècles naïfs se contentèrent, qu’il ne regrettait pas beaucoup les petits génies qui autrefois dirigeaient les planètes dans leur orbite, que la gravitation s’acquitte beaucoup mieux de cette besogne, et que, si à la vérité il a par momens quelques mélancoliques souvenirs pour les neuf chœurs d’anges et pour cette mer cristalline qui se déroulait aux pieds de l’Éternel, il se console en songeant que l’infini où notre œil plonge est un infini réel, mille fois plus sublime que tous les cercles d’azur des paradis d’Angelico da Fiesole. « Un homme d’état illustre, a-t-il ajouté, dont la mort a produit un si grand vide dans votre compagnie, laissait rarement passer une belle nuit sans jeter un regard sur cet océan sans limites : C’est là ma messe, disait-il. » Quand la nuit est belle, quand là lune est dans son plein, tel mécréant, possédé du démon de la critique, s’attendrit, s’exalte et dit sa messe ou la chante ; c’est son démon lui-même qui la lui sert, habillé en diacre et tonsuré pour la circonstance.

Ce ne sont pas seulement le ciel et les étoiles qui plaisent à M. Renan, il voit d’un œil satisfait ou bénévole tout ce qui se passe dans notre