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dans des circonstances’ identiques. Voilà ce que Magendie nia tout à fait, voilà ce que Claude Bernard réfuta par des expériences sans nombre. En s’ppliquant à produire les faits même de la vie, en s’ingéniant à les gêner, à les contrarier, il réussit à les soumettre à des lois précises. La physiologie, ainsi conçue, devint la sœur de la physique et de la chimie. »

Il est heureux que le soin et l’honneur de louer dignement Claude Bernard aient été dévolus à M. Renan ; personne ne pouvait se tirer mieux que lui de ce cas difficile et périlleux. Il n’est pas besoin d’avoir étudié à fond la physiologie pour faire l’éloge d’un grand physiologiste ; il suffit de savoir ce qu’est et ce que vaut la science, d’en connaître les méthodes, de les avoir soi-même appliquées ; toutes les sciences se ressemblent, et il n’y a pas deux manières d’être savant. On demandait un jour à Virgile quels sont les seuls plaisirs qui n’inspirent jamais ni dégoût ni satiété. Il répondit, paraît-il, qu’on se lasse de tout, excepté de comprendre, præter intelligere. Ce mot de Virgile pourrait servir de devise à M. Renan comme à Claude Bernard ; ils ont l’un et l’autre employé leur vie à comprendre ou à tâcher de comprendre. L’un était un maître incomparable dans l’art de questionner la nature, qui répond presque toujours à qui sait l’interroger. N’est-elle pas d’intelligence avec le génie ? Il semble qu’elle tressaille à son approche, qu’elle le salue, qu’elle s’empresse au-devant de lui ; on pourrait croire que son aveugle inconscience sait gré à l’humaine raison de l’aider à s’expliquer avec elle-même, que ses ténèbres font fête à cette pensée divinement éclairée qui possède et lui révèle son secret. Ce n’est pas la nature, c’est l’histoire que M. Renan se plaît à interroger ; et l’histoire lui a souvent répondu, lui a dit beaucoup de choses qu’elle n’avait encore dites à personne. Ajouterons-nous que la discrétion de Claude Bernard égalait sa curiosité, que lorsqu’il questionnait dans son laboratoire la matière vivante, il s’abstenait consciencieusement de lui dicter d’avance ses réponses ? Il n’a jamais suborné les témoins ; quand ils se taisaient, il respectait leur silence. M. Renan peut-il se rendre la même justice ? a-t-il toujours été aussi discret ? n’a-t-il jamais cédé aux entraînemens de ses partis pris ? Jnste ciel ! ce n’est pas un suborneur, mais c’est un grand, un irrésistible séducteur, et l’on soupçonne que, dans tel cas particulier, tel évangéliste n’a déposé en sa faveur qu’à la seule fin de lui être agréable. Quand les trois synoptiques, saint Matthieu, saint Marc et saint Luc, résistaient, il s’adressait à saint Jean, et il a gagné son procès.

La vraie science est une austérité, un sacrifice, la vraie science est une vertu, et personne ne fut plus vertueusement savant que Claude Bernard. Il n’a jamais confondu les suppositions avec les faits, ce qui peut se savoir avec les opinions douteuses, établies sur des probabilités ;