Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/89

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

domaines agricoles, le premier, favorisé artificiellement par les lais et par les mœurs, a une prédominance disproportionnée, en sorte qu’entre les deux procédés d’agglomération et de division du soi qui devraient se balancer en alternant, il y a manque complet d’équilibre. Avec de tels usages, alors que tout favorisait ainsi la formation et l’arrondissement des grands domaines, il est évident que la propriété personnelle et héréditaire devait fatalement aboutir à un véritable privilège ; il est certain que la suppression des terres communales et les bills d’inclosure devaient tourner au profit exclusif des grands domaines et de la grande propriété. Cette observation n’est point une découverte nouvelle, elle a maintes fois été faite par les Anglais mêmes[1] Avec le mode de succession en usage dans les lies britanniques, le seul moyen de retenir aux mains du peuple, aux mains du laboureur, une partie du sol, c’eût été de conserver les terres communales. Il n’en est pas moins acquis qu’en Angleterre l’agglomération de la propriété tient aux lois et aux mœurs des insulaires plus qu’à l’appropriation personnelle du sol, et que l’entière liberté de la terre et de la propriété, grâce à la suppression des substitutions et du droit d’aînesse, accroîtrait au lieu de le diminuer le nombre des propriétaires. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à regarder l’Amérique du Nord et les colonies anglaises, où avec des lois et des mœurs différentes, un régime de propriété analogue produit des effets fort divers.

Il est vrai que, pour obvier à l’accaparement des terres par quelques milliers de familles, il ne suffirait probablement pas dans la Grande-Bretagne d’abolir légalement les substitutions et le droit d’aînesse. Selon une remarque fort juste du prince Vasiltchikof, les mœurs sont aussi aristocratiques que la loi. La suppression du droit de primogéniture aurait peu d’effets pratiques tant que subsisterait l’entière liberté testamentaire. Les reproches ainsi faits au nom des masses populaires à notre mode d’appropriation du sol se retourneraient avec plus de justice contre les lois de succession de la Grande-Bretagne, contre le droit de tester, que pour cette raison sans doute beaucoup d’états ont jugé prudent de limiter. Le partage de la succession paternelle pourrait ainsi être considéré comme le correctif de l’appropriation individuelle et héréditaire du sol, comme le plus sûr moyen de mettre obstacle à l’accaparement des terres par quelques familles et d’empêcher la propriété foncière de se transformer en monopole. Si des lois dans ce sens doivent être regardées comme une restriction au droit de propriété, cette restriction peut ne pas toujours sembler inutile, et en fait elle existe

  1. Voyez par exemple : Systems of Land tenure in various countries (publication du Cobden-Club), the Land Laws of England.