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le diffame et le souille. Tout notre génie littéraire nous sert à conspirer contre nous-mêmes. Ce n’est pas en des œuvres isolées qu’on trouve cette haine de l’homme et de la femme ; elle remplit toute notre littérature d’imagination. Il semble qu’il y ait un mot d’ordre. Ce que nous blâmons ici, ce n’est donc pas la hardiesse pessimiste de telle ou telle œuvre puissante, car le poète a le droit de tout oser, c’est l’uniformité universelle de ce pessimisme convenu, qui finira à la longue, on peut l’espérer, par déplaire au public. Quoi, on ne pourra plus voir une pièce sans que l’adultère en soit le sujet ou, pour le moins, le point de départ ? Nous avions autrefois le lieu commun de la vertu ; le lieu commun du vice est-il donc moins fade et plus tolérable ?

Il serait long d’analyser ici tous les procédés de cet art nouveau à la fois brillant et suspect. Chacun peut le juger en consultant l’impression générale qu’il en a reçue après une lecture ou un spectacle. Au lieu des claires et saines émotions que l’art doit donner, d’un certain élargissement de cœur qui nous rend heureux et qui est comme la délicieuse récompense d’une longue attention, nous sentons que notre conscience est trouble, que notre esprit s’est chargé de matière limoneuse, qu’il a besoin d’un peu de temps pour se clarifier et déposer sa lie. Nous nous interrogeons sur le mérite de l’œuvre et nous ne savons que nous dire. On sent en soi des mouvemens alternatifs et contraires qui nous font louer et blâmer tour à tour. Le pathétique a été un tourment, le rire une aigreur. Mais ce que nous sentons de plus certain en nous, c’est que l’âme s’est rétrécie, s’est resserrée, qu’elle s’est endurcie, et on se prend à dire ce que se disait à lui-même Sénèque au sortir d’un spectacle cruel : « Je m’en retourne chez moi plus inhumain, et cela pour avoir été parmi les hommes, redeo inhumanior quia inter hommes fui. »

Pour être tout à fait juste envers le drame contemporain, il faut reconnaître que, quoi qu’il fasse, si moral qu’il voulût être, il risquerait toujours d’encourir le reproche d’immoralité pour une cause dont les auteurs ne sont pas seuls responsables. Le malheur du drame est d’être en prose. Autrefois, quand les fictions dramatiques étaient en vers, les plus grandes témérités ne choquaient pas. La poésie transportait le spectateur dans un monde qui n’était pas le nôtre ; les personnages tragiques, soit par la grandeur de leur condition royale, soit par leur lointaine apparition dans la perspective des siècles, n’avaient de commun avec nous que la vérité des sentimens humains. Le langage insolite du vers les tenait encore éloignés de nous, et cette distance faisait que leurs plus affreuses passions, leurs plus abominables forfaits ne blessaient ni nos sentimens, ni nos yeux. Alors on osait faire paraître sur la scène, par exemple, une reine incestueuse, tout entière en proie à Vénus, remplissant