Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/881

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’être pas touché lui-même des événemens pathétiques qu’il représente. Entre le vice et la vertu, il garde une neutralité superbe, sous prétexte que l’un et l’autre sont également des faits humains. L’auteur ne s’étonne de rien en esprit fort qui en a vu bien d’autres. Il analyse devant nous, il dissèque les caractères et les passions d’une main impassible, sans s’émouvoir des cris de douleur qu’il fait jeter à ses victimes, estimant que les tendres faiblesses de l’émotion ne sont faites que pour le public, qui souvent en effet frémit à la vue de ces vivisections humaines. Mais ce spectacle, si captivant qu’il puisse être, ne nous procure qu’un plaisir douloureux, parce que le poète, que nous croyions homme et plus qu’homme, qui devrait avoir des passions plus fortes et plus délicates que tout le monde, au lieu d’être avec nous et de s’unir à notre compatissant intérêt, accable l’humanité et nous-mêmes de sa hautaine indifférence. Ici encore nous sommes tentés d’accuser, non la corruption de la morale qui n’est pas directement attaquée, mais la dépravation de l’art.

Il se produit même depuis quelques années dans notre littérature d’imagination un phénomène bien extraordinaire et unique dans l’histoire de l’art, c’est le mépris de la nature humaine. Tout à l’heure nous avons cru pouvoir dire que les arts avaient été créés par l’homme pour se faire honneur à lui-même, pour s’admirer dans sa multiple beauté, au point que, pour honorer les dieux, il ne croyait pouvoir mieux faire que de leur attribuer sa propre figure. Aujourd’hui il est plus modeste qu’il ne faut et emploie son génie et son art à se ravaler. Et pourtant, comme les grands poètes de tous les âges ont été tendres pour l’humanité, avec quel feu et quel plaisir ils ont célébré sa noblesse native, de quelle main délicate ils ont exploré ses plaies ! Même les grands railleurs, Molière et jusqu’à l’effronté Juvénal, tout en flétrissant le vice, laissaient voir leur respect pour l’homme. Aujourd’hui l’homme est un être abject ou grotesque auquel on fait la guerre dans les romans, sur la scène, en prose, en vers et jusque dans les sonnets ; on l’attaque, on le poursuit, non par sévérité morale, mais par goût, par fantaisie légère, par humeur brutale, pour le seul plaisir de la poursuite ; on va à la chasse de ce gibier. On se pique de faire des découvertes dans sa laideur morale, on est heureux quand on y a fait une conquête ; on traîne avec joie au soleil ses secrètes ignominies, on en invente même, on enrichit l’homme de turpitudes ou de vilenies. Chacun conspue ce misérable et tourmente cet ilote. Même les plus jeunes poètes, le talent et la joue en fleur, l’accablent de leur précoce misanthropie et s’amusent à taquiner, en enfans cruels, ce malheureux, livré à toutes les risées. L’art, qui était autrefois l’ami et l’admirateur de l’homme, est devenu son persécuteur ; il le calomnie,