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poètes sentent qu’ils ont la charge, non de harceler le public, mais de faire son entier bonheur. Comment le spectateur, respecté dans sa raison, flatté dans ses plus nobles sentimens, ménagé dans ses délicatesses, de plus enlevé et charmé par une belle poésie, aurait-il été tenté de dire que l’œuvre n’est pas morale ? La moralité était dans la plénitude de son plaisir.

L’art nouveau, au contraire, loin de respecter les sentimens généraux du public, se plaît à les déconcerter. Soit par le désir de sortir des voies battues, soit sous l’empire de certaines préoccupations politiques et sociales, ou bien pour se rapprocher de la réalité, le poète s’amuse à renverser les esprits par la peinture de caractères exceptionnels où se rencontrent des contrastes invraisemblables ou douteux. On placera par exemple la venu dans un corps hideux, on mettra dans la bouche d’une courtisane des paroles pures, on prêtera aux rois le langage des laquais, aux laquais celui des rois, on ravalera ceux qui ont des ancêtres, on exaltera celui qui n’a pas même un père, on plaidera une cause contraire à la loi ou à l’opinion publique, et par cent moyens ingénieux et surprenans on tâchera d’attirer les sympathies du côté où elles ne vont pas d’elles-mêmes. Ce n’est plus le poète qui se met, comme autrefois, à la portée du spectateur, qui le charme et l’en chante, c’est le spectateur qui est contraint de céder à la violence que lui fait le poète. Cet art nouveau ne ressemble pas mal à celui des rhéteurs grecs qui définissaient l’éloquence l’art de rendre les petites choses grandes et les grandes petites. De même qu’il y a en logique des fraudes qu’on appelle des sophismes, il est dans la poésie des artifices pour dérouter le sentiment et lui faire admettre ce que, livré à lui-même, il repousserait. Aussi le spectateur, d’une part entraîné par le talent du poète, de l’autre retenu par ses propres scrupules, se sent tourmenté, perplexe ; il cède et il résiste, et alors même qu’il s’est vivement diverti de ces jeux à la fois agréables et pénibles, il est tenté de dire que la pièce n’est pas morale. Non, ce n’est pas à la morale peut-être que la pièce a manqué, c’est à l’art, qui doit donner des satisfactions plus pleines. Cet art nouveau date de la Nouvelle Eloïse ; ou n’en trouverait pas un autre exemple, ni dans l’antiquité, ni dans les temps modernes avant Rousseau, qui le premier a séduit le public en le choquant, et quand il peignit la chute d’une jeune fille touchante, au lieu de la faire plaindre, prétendit la faire admirer.

Au nom de l’art aussi bien que de la morale, on peut ne pas donner son entier assentiment à ces nouveautés qui ont si souvent inquiété ou agacé l’esprit public. C’est aussi au nom de l’art qu’on peut réclamer contre une autre coutume. Dans les œuvres d’imagination, l’auteur se pique souvent de garder son sang-froid, de