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romans et de drames que leurs thèses hardies ne sont pas d’accord avec la morale ; ils le savent bien, ils s’en font gloire et seraient prompts à répondre : « Nous ne nous soucions pas de votre morale, puisque notre apostolat a pour but précisément de la réformer. » Nous laissons à d’autres le soin de réfuter cette espèce de dogmatisme théâtral qui offre moins de dangers qu’on ne croit, qui étonne plus qu’il ne convertit et ne paraît pas faire beaucoup de prosélytes. Ce qui nous importe davantage en ce sujet, c’est de montrer que l’art ne remplit pas son unique devoir qui est d’être charmant, qu’il fonde son succès sur la surprise d’un paradoxe, sur la curiosité d’une polémique, et non sur la beauté de l’art lui-même. En jetant en proie aux spectateurs un sujet d’irritante dispute, le théâtre n’est plus, comme autrefois, un heureux refuge où les hommes se réunissent pour échapper, sous le charme d’une agréable fiction, aux querelleuses réalités de la vie et pour goûter ensemble un commun plaisir.

On fait toujours bien de se rappeler comment dans leur première candeur les créateurs de l’art, les poètes et particulièrement les poètes dramatiques, arrangeaient leurs fictions de manière à ne pas choquer les spectateurs, à ne leur donner que des impressions que ceux-ci pouvaient tout d’abord approuver. Leur art était clair comme leurs intentions. S’ils faisaient paraître sur la scène un héros de grand cœur, ils ne lui prêtaient qu’un noble langage et allaient même jusqu’à lui accorder la beauté physique, afin que la vertu fût encore rehaussée et flattât même les regards. Ils donnaient au vice et au crime des dehors repoussans. Ainsi fait Homère ; le brave Achille est beau, le lâche Thersite est laid. Nous n’examinons pas si ces règles de l’ancienne poétique sont d’une vérité absolue, nous constatons seulement qu’on les jugeait favorables à l’art. De plus, d’un bout à l’autre du poème ou de la tragédie, les personnages gardaient leur caractère ou sublime ou méprisable, et le public savait de quel côté porter ses sympathies et son intérêt. Cet art si lucide dans sa naïveté primitive et qui fut depuis toujours observé avait cet effet de ne jamais troubler les esprits, de leur donner toutes sortes de secrets contentemens. Le spectateur, se livrant à son admiration sans scrupule et heureux d’un plaisir sans mélange, rempli qu’il était par le poète de sentimens conformes à ceux qu’il trouvait dans sa propre conscience, eût sans doute volontiers déclaré que l’œuvre était morale. Voyez aussi les scrupules littéraires des créateurs de notre théâtre, de Corneille, de Racine, de Molière, à en juger par leurs préfaces. Quelle crainte de blesser le public, d’offenser sa sensibilité légitime ! que d’excuses pour ce qui pouvait paraître téméraire, que d’explications pour dissiper tout malentendu ! quels égards même pour les préjugés ! Ces grands