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reste le bien, alors même qu’il n’est pas utile. Un acte héroïque n’en est pas moins héroïque pour ne servir à rien. Le beau, quoiqu’il entraîne avec soi des avantages, ne doit être admiré que pour lui-même. Ce serait un tiède amant de la nature celui qui, contemplant la splendeur du soleil ou la majesté d’une nuit étoilée, penserait à l’influence bienfaisante de ces astres. On peut appliquer ici au beau ce que Sénèque dit du bien : « Non, ce n’est pas le comprendre que de l’envisager du côté des avantages qu’il procure, non satis ab eo intelligitur a quo inter utilia numeratur. » L’amour du beau, comme tout amour, est gratuit et ne demande d’autre récompense que de pouvoir admirer. Ce qui fait que sur ce point on a peine à s’entendre, c’est que la plupart des hommes, manquant de fine culture, ne comprennent bien que l’utilité des choses et sont insensibles à leur beauté. De là souvent dans la critique des jugemens divers pareils à ceux qui se rencontrent aussi dans les entretiens familiers entre des personnes d’éducation inégale. Vous montrez à un visiteur votre petit jardin qui est la joie de vos yeux, il s’étonne que vous n’en ayez pas fait un potager, car rien, dit-il, n’est plus agréable que l’utile. On peintre s’arrête ravi devant un champ couvert de blonds épis, constellés de fleurs rouges et bleues, tandis que le paysan, son compagnon, ne voit dans ces coquelicots et ces bluets que de mauvaises herbes. Au XVIIIe siècle, un poète, se promenant dans les champs avec un vieux grand seigneur, s’écria pastoralement : « Voyez donc ce joli troupeau de moutons sur le vert de la colline. — Oui, repartit l’autre ; mais peut-être de tous ces gueux-là il n’y en a pas un de tendre. » Je ne sais qui a dit, en pareille occasion : « Je n’aime les moutons que quand ils sont à moi. » Qui de nous admirant un beau livre n’a senti son enthousiasme se glacer sous une de ces réponses réfrigérantes ? On nous a un jour demandé quelle est la moralité de Jocelyn. Il faut avoir le goût exercé et délicat pour se plaire à ce qui ne touche pas nos intérêts, ou à ce qui ne porte pas avec soi un profit. Voilà pourquoi l’art est si souvent méconnu. On croit devoir chercher dans ses œuvres une leçon, et comme on ne l’y trouve pas, on est débité. L’élégance mondaine, elle, si frivole qu’elle soit, ne s’y trompe pas et veut que, jusque dans les colifichets du luxe, l’art ait pour caractère d’être inutile. A quoi servent les diamans, les perles, les colliers, les bracelets, les anneaux, les coiffures qui ne couvrent pas la tête, les robes qui babillent sans vêtir ? Le luxe qui n’est point inutile n’est plus le luxe, c’est le confort. Ainsi, dans sa mesure, la frivolité, par cela qu’elle est éveillée, affinée par le désir de plaire, rend hommage au vrai principe. Ce principe est que le beau n’a pas besoin d’être utile. Celui qui, en présence