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lesquelles de proche en proche se répandent et sont mises à la portée de tout le monde. Nous ne pouvons penser sans jeter nos idées dans ces moules tout faits ; s’ils sont nobles, nous pensons noblement ; s’ils sont fins, nous pensons finement. Une langue est un trésor de délicatesses accumulées par le temps ; si elle se gâte, l’esprit public se gâtera avec elle ; si elle perd sa précision et sa justesse, les idées seront moins justes et moins précises ; si elle s’épaissit, les sentimens seront plus grossiers. Heureux le peuple français, qui possède la plus claire et par conséquent la plus honnête, la plus sincère des langues, et qui n’a plus qu’une peine, c’est de la garder. Ainsi l’art, considéré même dans ses effets les plus lointains, maintient à une certaine hauteur les mœurs et les esprits. Il établit les bienséances, qui ne sont pas des vertus, mais qui en sont l’image, il forme le goût, cette faculté indéfinissable qui nous fait distinguer dans toutes leurs nuances le bien et le mal, nous fait aimer l’un et détester l’autre, et devient comme un supplément de la moralité ; car là où souvent notre conscience s’aveugle et trébuche, le goût nous avertit et nous redresse, au point qu’on peut l’appeler une seconde conscience.

On objecte souvent que les sentimens produits par l’art ne sont pas sans péril, et on accuse surtout les romans. Est-ce un genre de littérature qu’on puisse approuver ? Oui, si le livre respecte le lecteur et s’il ne peint que ce qui mérite une peinture. D’ailleurs, tous tant que nous sommes, nous aimons fort les fictions, et, s’il n’en était pas de toutes faites, nous en ferions nous-mêmes, et chacun serait son propre romancier. Outre le plaisir légitime que nous pouvons trouver dans un monde imaginaire qui nous enlève aux vulgarités de la vie, nous avons tous un désir infini de pénétrer dans la science de l’âme, dont les romanciers se piquent de découvrir les replis, et parfois non sans raison. Le grave Turgot allait jusqu’à dire que « les auteurs de romans ont répandu dans le monde plus de grandes vérités que toutes les autres classes réunies. » Ce qui nous paraît moins contestable, c’est que tout événement notable, fût-il fictif, s’il est vrai, moralise. Il y a dans la passion une sorte de logique qui, de déduction en déduction, en fait sortir les dernières conséquences et présente par cela même, sans moralité postiche, un spectacle moral. Le roman en cela ressemble à l’histoire. Le règne de Louis XIV, pour ne pas chercher trop près de nous, nous en offrirait un exemple. Quoi de plus naturel que l’orgueil dans ce jeune roi, beau, noble, élégant, maître du plus magnifique royaume et capable d’humilier l’Europe ? Quels superbes épisodes que ses victoires ! quel aliment pour cet orgueil royal que cet éclat des lettres qui fleurissent à l’ombre de sa protection ! Mais peu à peu l’esprit de vertige et d’erreur amène les chagrins et