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son silence et son recueillement, qu’elle se sent dans le temple d’un dieu inconnu.

Non-seulement l’art exalte l’esprit, il l’épure et le forme à son image ; il le règle, il y fait régner l’ordre et, par le spectacle de la perfection, met dans nos facultés la mesure et l’harmonie. En contemplant sans cesse et en détail les chefs-d’œuvre de la pensée humaine, nous nous rendons à la longue plus ou moins capables de bien penser à notre tour. Sans doute aujourd’hui, en un temps sans loisirs, on ne peut plus guère se livrer à cette délectation littéraire et à ces lents plaisirs si fort goûtés de nos aïeux. Mais, s’il est encore de ces fortunés mortels qui peuvent se les donner, ils savent que rien n’est plus doux et plus nourrissant que de lire avec une attention longue et répétée un beau livre ou seulement une belle page, de voir les idées se dérouler selon une naturelle et invisible logique, le sentiment éclater là où il faut, de saisir les nuances indescriptibles de la pensée, la convenance des couleurs, la justesse du ton, de remarquer même les élans ou les arrêts de la phrase qui s’allonge ou s’accourcit pour ainsi dire selon la respiration de l’intelligence, de se laisser ravir à l’harmonie du style, qui n’est pas, comme on dit, une caresse pour l’oreille, mais une conformité nouvelle de l’expression avec le sentiment, de se remplir enfin de tout ce bel ordre vivant. Sans doute c’est une grande jouissance de voir une statue vivre dans la rigide immobilité du marbre ; mais, quand nous lisons une page parfaite, nous voyons la beauté de l’esprit humain en mouvement, marchant devant nous dans sa force ou sa grâce. Comment un si attentif lecteur n’aurait-il pas l’ambition, dans la mesure de son faible génie, de régler son esprit sur cette séduisante ordonnance ? comment, à son insu, quelque chose de cette perfection n’arriverait-il pas jusqu’à lui ? Je ne sais quel ancien, ayant des espérances de paternité, plaça dans la chambre de sa femme des tableaux et des statues qui représentaient les dieux les plus beaux et les plus belles déesses, espérant que, grâce à cette contemplation même involontaire, la vertu de cette beauté descendrait par les yeux jusqu’au sein maternel et formerait le futur enfant sur le modèle de ces figures exquises. Il est moins chimérique de croire que l’étude assidue des chefs-d’œuvre de l’art façonne en nous les enfans de notre esprit. Dans cet espoir, on fait lire et relire à la jeunesse les grands écrivains. Ce n’est pas seulement sur tel ou tel homme qu’agit et opère le mystérieux pouvoir de la beauté littéraire ; il forme et discipline invisiblement tout le peuple qui ne lit pas. Rien qu’en parlant sa langue, le peuple est un disciple de l’art. Sa langue en effet est en grande partie l’œuvre des grands artistes qui l’ont épurée à travers les siècles, qui l’ont enrichie, qui y ont déposé des tours ingénieux, des expressions charmantes,