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belles œuvres d’imagination, non-seulement devant les grandes, mais encore devant les petites. On n’a point assez remarqué que tout d’abord l’art éveille en nous et développe, en le flattant, le sentiment de l’humanité. C’est en effet la nature humaine que nous cherchons surtout dans les ouvrages des poètes et des artistes. Ce que l’homme aime le plus, c’est lui-même et ses semblables. Il veut se voir, se contempler sous toutes les formes dans le présent, dans le passé, dans l’avenir. Il a créé les arts pour s’enchanter lui-même de lui-même, la sculpture pour s’admirer dans sa beauté physique, la peinture pour réjouir sa vue par l’éclat de ses couleurs et la grâce de ses attitudes, la musique pour s’enivrer de ses plus vagues sentimens, recueillir les sourdes rumeurs de son âme ou ses plus fins murmures ; il semble qu’il ait voulu assouvir tous ses sens de lui-même. Par l’histoire il s’entretient avec ses aïeux, par la philosophie il se poursuit et se surprend jusque dans les plus profondes obscurités de son être, et je ne sais si dans les délices mystiques de l’adoration religieuse il n’entre pas la délectation de parler de soi-même à Dieu. Il ne lui suffit pas de sentir son âme émue de ses propres malheurs, de s’associer à ceux de ses proches, de ses amis, il court tous les soirs dans les théâtres pour se voir, s’admirer, se plaindre sous des noms et des costumes empruntés, pour éprouver ces charmantes pitiés, ces douces terreurs dont parle le poète, et son plaisir le plus délicat est de se pleurer. Et ce ne sont pas seulement les illustres infortunes qui le captivent, mais les plus humbles. Bien plus, nous embrassons dans ce vaste sentiment humain toute la nature, parce que la nature fait comme partie de l’humanité par les sentimens qu’elle nous inspire. Tous les êtres de la création deviennent nôtres et dans nos élans poétiques sont associés à cette fraternité. Tout ce qui nous aime ou ce que nous aimons nous paraît mériter les honneurs de l’art. Le chien d’Eumée n’est pas un des moindres personnages de l’Odyssée. Rien n’est petit, rien n’est vil de ce qui peut toucher le cœur de l’homme. Que le berger de Virgile plaigne ses agneaux, qu’un prisonnier regrette un insecte hideux, compagnon de sa solitude, qu’un autre pleure une fleur amie qui n’égaie plus l’horreur de sa prison, partout où l’homme jette une larme, la pure substance de ses yeux et de son cœur, il y a de la grâce morale et un sujet de poésie. Il en est ainsi de ses joies ; tout a son prix, les choses les plus simples, les plus fugitives, un serrement de main, un sourire, les traces d’un sourire, dit Lucrèce, vestigia risus. Comment ne point voir ce qu’il y a de moral dans ce sentiment si délicatement entretenu par l’art, sentiment qui n’est qu’un intérêt réciproque que nous prenons les uns aux autres et qui est le plus souvent une mutuelle