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comme une vaste parabole en vingt-quatre chants, d’où sortait cette leçon que la discorde est fatale aux rois ; singulière poétique et plus singulière morale ! Car, si Homère a voulu prouver que la discorde est fatale aux rois, pourquoi la punition tombe-t-elle sur le peuple grec qui n’en peut mais ? Pourquoi fait-elle le malheur des Troyens encore plus que des Grecs ? En quoi le noble Hector qui défend sa patrie a-t-il participé à la faute d’Achille et d’Agamemnon ? cette morale ressemble trop vraiment à celle de ce précepteur qui, pour punir les fautes de son royal élève, faisait donner le fouet aux innocens compagnons du prince coupable. Cette étrange théorie sur le poème épique ne parut pas extravagante au XVIIe siècle, parce qu’elle répondait, fort mal il est vrai, à ce besoin de morale qu’on voulait satisfaire partout. Presque tout le siècle pensait à peu près comme Mme de Sévigné disant un jour avec sa vivacité familière : « Il faut toujours avoir cette morale dans les mains, comme le vinaigre au nez de peur de s’évanouir. » On doit se hâter de dire ici que les grands poètes du temps, Corneille, Racine, Molière, n’ont jamais pensé qu’à la perfection de leur art, sans se préoccuper de donner des leçons, que leurs admirateurs n’en exigeaient pas non plus ; mais autour d’eux une certaine critique, ou religieusement sévère, ou vulgairement méticuleuse, était fort portée à regarder le public comme une sorte de Télémaque qui devait être toujours gouverné par un Mentor.

Au XVIIe siècle, on eut encore plus peut-être la manie de prêcher dans les œuvres d’imagination, quoique en sens inverse. Les tragédies furent souvent des thèses, les comédies des sentences en cinq actes. La sculpture même et la peinture donnèrent des leçons ; il y eut des maximes en marbre et des tableaux prédicans. La critique, quoique fort libre, se mit à l’unisson. Diderot, du reste si bon juge, s’extasiait souvent devant cette morale à la fois muette et parlante. Quand il vit le tableau de Greuze représentant une heureuse mère entourée, assiégée, escaladée par la foule de ses beaux petits enfans, il s’écria : « Comme cela prêche la population ! » Voilà un sermon qui serait peut-être aujourd’hui à sa place dans la bouche d’un économiste, mais qu’on ne s’attend pas à rencontrer sous un pinceau. Cette prêcherie continuelle dans la littérature et dans les arts finit par exaspérer contre la morale et les moralistes, témoin cette boutade cavalière et irrévérente du prince de Ligne : « Les moralistes sont cette classe entre la nourrice et la bonne, qu’on appelle gardes d’enfans ; elles sont souvent aussi bêtes que celui qu’élis tiennent par les lisières. » On aime à penser que le mot ne tombe pas sur tous les moralistes.

Cette manière de comprendre l’art et d’en user n’est pas répréhensible sans doute, et peut même à l’occasion produire d’assez