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qui le sont en effet, plus même que ne le pensent leurs auteurs.

On a cru trop souvent dans tous les temps que, pour gagner les cœurs à la vertu, il suffit de raconter une histoire plus ou moins agréable assaisonnée de réflexions morales. De belles œuvres d’imagination qui se contentent d’éveiller en nous de nobles ou d’aimables sentimens sont suspectes encore aujourd’hui à des personnes d’un goût timoré, dont le scrupule voudrait que la fable fût toujours escortée de la morale et sous les yeux de ce sûr moniteur. C’est là une grave et naïve erreur. Cette morale trop évidente ou tristement grondeuse, ou doucement complaisante, ne touche pas les âmes, parce qu’elle est inutile, ennuyeuse et fausse : inutile, car les enfans et les hommes connaissent les principes les plus usuels de la morale ; ennuyeuse, parce que chacun aime à faire lui-même ses réflexions et ressemble en cela à Louis XIV, qui voulait. bien, disait-il, prendre sa part d’un sermon, mais ne voulait pas qu’on la lui fît ; elle est fausse enfin, parce que la vie n’est pas arrangée comme un conte de Berquin. Pendant que vous prouvez dans quelque roman bien moral que tout est pour le mieux en ce monde, que les bons sont récompensés et les mauvais punis, le méchant s’amuse de votre candeur philosophique et la vertu malheureuse se plaint de votre cruel optimisme. C’est que la vie est plus compliquée et plus instructive que vos romans, que le bien et le mal y sont mêlés, que la plus modeste existence contient une moralité plus profonde que ces contes vertueux, c’est que la vie nous apprend à nous contenter souvent de la vertu pour elle-même, à compter sur nous-mêmes et sur Dieu.

Nous ne parlerions pas de cette façon vulgaire de juger l’art, si elle n’avait pas pénétré de tout temps même dans la haute critique. Qu’on se rappelle seulement les interminables discussions sur la moralité d’Homère, le naïf poète qui, en chantant, ne se doutait pas du problème. Dans l’antiquité, chaque école de philosophie voulut le mettre au nombre de ses sectateurs anticipés ; l’un en faisait un épicurien, l’autre un stoïcien, et tous, il n’est pas besoin de le dire, trouvaient des textes à l’appui de leurs visions systématiques. Au XVIIe siècle, où l’on cherchait partout des sujets d’édification, on exigeait que l’art présentât, sous une forme ou une autre, une instruction morale. On crut même souvent qu’il n’était fait que pour cela. C’est alors qu’à propos d’Homère parut un grand traité sur les règles de l’épopée où fut démontré qu’un poème épique doit être comme une allégorie transparente. Selon le père Le Bossu, le poète doit choisir une idée morale qu’il se propose de développer, ajuster à ce précieux texte une action héroïque et introduire des personnages connus capables de donner la vie et le mouvement à cette immense moralité. Eh un mot, l’auteur considère l’Iliade