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puisse prétendre, les conditions de la vie, qui sont rudes pour tout le monde, se montrent pour quelques-uns d’une effroyable dureté, Qu’on l’appelle combat pour l’existence, avec Darwin, ou loi d’airain, avec Lasalle, il est trop certain qu’une fatalité apparente condamne un nombre plus ou moins grand de nos semblables à succomber dans une lutte inégale contre les souffrances et la misère. Cette loi est vieille comme le monde, et bien avant que le naturaliste anglais ou le socialiste allemand en eussent cherché la formule scientifique, un poète ancien se plaignait des rigueurs de cette force cachée qui semble fouler aux pieds, en se jouant, les choses et les hommes.

Usque adeo res humanas vis abdita quædam
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur.

La brutalité de cette force a régné presque sans partage sur la terre depuis les temps qui ont précédé l’histoire jusqu’à ceux où le christianisme a pris naissance. Ce n’est qu’à partir du jour où cette sublime parole : « Aimez-vous les uns les autres » a retenti dans le monde qu’un commencement de résistance a été entrepris au nom de la charité chrétienne contre les conséquences fatales de ce combat sans merci. Combien cette parole a été lente à faire son chemin dans le monde même chrétien, combien son action a été faible sur les peuples qui l’avaient écoutée les premiers, l’histoire de notre pays si pleine de sang et de larmes est là pour nous le rappeler ! Peu à peu cependant les préceptes de la charité ont exercé leur influence sur nos mœurs et ils ont fini par pénétrer aussi dans nos lois. Mais, pour opérer ce dernier progrès, il a fallu la marche du temps, le développement des lumières, et même, on doit le reconnaître, l’avènement de la démocratie. Ce n’est guère en effet avant le commencement du siècle que la charité publique a été assez fortement organisée pour remplir son rôle à côté de la charité privée et que la société civile a joint ses efforts à ceux de l’église pour conjurer quelques-unes des souffrances au prix desquelles la loi d’airain fait payer les victoires de la civilisation. Mais il ne faut pas se dissimuler que ces efforts réunis sont encore bien insuffisans, lorsqu’on les compare aux maux sans nombre qu’il s’agirait de soulager. La charité publique est toujours rude, inégale, insuffisante, et c’est assez d’avoir étudié quelques-uns des besoins auxquels elle prétend satisfaire pour mesurer l’étendue de ses lacunes. Quant à la charité privée, c’est une vertu dont, sauf pour quelques âmes d’élite, la pratique consiste à donner une partie de son superflu à ceux qui manquent du nécessaire, et il ne faut pas s’étonner que la reconnaissance de ceux qui la reçoivent soit proportionnée à l’étendue du sacrifice de ceux qui la font. C’est donc se