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des dignitaires de l’ordre ; mais d’où vient que ces teutoniques, qui se gouvernaient si bien eux-mêmes, aient excellé à gouverner les autres ? Ils avaient une grande expérience politique, commencée en terre-sainte et achevée en Prusse où des colons et des croisés affluaient de toutes les parties de l’Allemagne et de l’Europe. Ajoutez des relations commerciales très étendues et les rapports réguliers avec les commanderies ou maîtrises non prussiennes. S’il est vrai aujourd’hui encore que le voyage élargisse l’horizon de l’esprit et qu’on acquière une nouvelle âme en apprenant une langue nouvelle, cela était vrai surtout au moyen âge. Nous avons le livre, la presse et l’école, qui font pénétrer dans les esprits les plus humbles une lumière diffuse ; mais au moyen âge ceux-là seuls connaissaient le monde qui l’avaient vu de leurs yeux. Les distances les plus courtes étaient énormes. Au temps de Louis VII, l’évêque du Gévaudan vient faire hommage au roi, qui s’en étonne, le loue et le remercie en des termes qui feraient croire que le Gévaudan est au bout du monde. La patrie de chacun est très étroite, et que d’étonnemens quand on en sort ! Sur le chemin de la terre-sainte, les paysans ne peuvent voir les clochers d’une ville, qu’ils ne demandent si ce n’est point là Jérusalem. Joinville, en Égypte, se croit aux portes du paradis terrestre, d’où sort le Nil dont les eaux apportent gingembre, rhubarbe, aloès, cannelle, ces fruits des arbres que le vent abat dans le paradis. Malheur à qui voudrait chercher la source, du fleuve ! car sur un tertre de roches à pic, où nul n’a pouvoir de monter, sont groupées « merveilles de diverses bêtes sauvages et de diverses façons, lyons, serpens et oliphans, qui regardent dessus la rivière de l’yeau. » Ainsi parle Joinville, qui est un sceptique, si on le compare à saint Louis. Les idées des hommes de ce temps étaient étroites comme la patrie, et si l’église fut grande au moyen âge, c’est qu’elle avait la plus forte somme d’idées. La grandeur des teutoniques tient aux mêmes causes : ils sont universels au profit de leur spécialité, qui est le gouvernement de la Prusse, et il n’y avait point de danger qu’une parcelle de leur multiple expérience fût perdue. Les corporations gardent ce qu’elles acquièrent.

Le peuple gouverné par les teutoniques se composait de Prussiens, de Polonais et d’Allemands. Les Allemands y avaient le premier rang par le. nombre et l’importance : ils venaient de toutes les parties de l’Allemagne, et l’on parlait en Prusse tous les dialectes de la mère patrie : le bas allemand à Danzig et le haut allemand à Thorn. Les colons des diverses provinces y avaient apporté leurs antipathies, qui étaient très fortes au moyen âge et que le temps n’a pas encore effacées. Les Allemands ont de leur race une haute