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à ce prince affamé de pouvoir et d’argent, et résider au milieu de ce monde de légistes, de pamphlétaires et de chevaliers ès lois, ennemis mortels des vrais chevaliers. L’esprit universel a disparu ; les deux chefs de la chrétienté sont amoindris : le pape est prisonnier, et l’empereur n’est plus qu’un petit prince occupé de petites affaires ; de croisade, il n’est plus question que dans les banquets et les orgies : pourtant les templiers y pensaient toujours, avertis par un instinct sûr que, la croisade morte, les ordres chevaleresques mourraient, et ils méditaient les plans d’une expédition en Palestine quand le bourreau mit la main sur eux. Les teutoniques ne furent point exposés à une destinée si tragique. Ils n’avaient pas seulement des domaines épars : la conquête leur avait donné une patrie. Leur ordre n’avait jamais été universel, comme les deux autres, puisqu’il avait été fondé par un Allemand pour des Allemands. C’est une œuvre allemande autant que chrétienne qu’ils avaient entreprise en Prusse, où ils avaient eu pour collaborateurs des marchands et des émigrés d’Allemagne ; même chassés de Palestine, ils n’avaient point perdu leur raison de vivre, et l’on savait ce que signifiait la croix sur leur manteau, car la Lithuanie, voisine de leur Prusse, était païenne et par conséquent à conquérir et à convertir. C’est pourquoi le sort des teutoniques fut si différent de celui des templiers : ceux-ci quittèrent la terre-sainte pour mourir, ceux-là pour régner, et le palais de Marienbourg s’éleva en même temps que le bûcher des templiers.

Marienbourg devint la capitale d’un grand état. L’ordre ne tarda point à porter sa domination au delà des limites de la Prusse et de la Livonie : il acheta aux ducs de Poméranie la Pomérellie, où était Danzig, et garda cette province après trente ans de guerre contre la Pologne. La conquête de l’Esthonie sur le Danemark porta jusqu’au lac Peypus sa frontière, qui atteignait à l’ouest la Leba. De ce côté, il fit, au début du XVe siècle, une acquisition très importante : la Marche de Brandebourg avait poussé jusqu’auprès de la Vistule la colonisation allemande ; mais après l’extinction de la dynastie ascanienne elle était tombée en pleine décadence et même avait failli périr : l’ordre acheta aux margraves la nouvelle marche ; son domaine toucha ainsi à l’Oder, et ses communications furent assurées avec l’Allemagne. Il n’y avait pas dans l’Europe orientale d’état plus puissant, il n’y en avait pas dans toute l’Europe de mieux gouverné que celui dont le chef était la corporation souveraine des teutoniques.