Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/798

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rousseau et le XVIIIe siècle. Ce qui fait que les esprits positifs d’aujourd’hui se défient de cette perfection idéale si souvent invoquée dans la politique même par les philosophes français, c’est qu’on se la figure trop souvent comme une forme abstraite, étrangère à la réalité, inerte et vide, semblable à ce faux idéal dont le pseudo-platonisme et l’éclectisme prétendirent faire l’objet de l’art. Rien en effet de plus froid et de plus stérile que ce fantôme effacé de la nature ; mais les perfections véritables, qui sont l’objet de la science comme de l’art, consistent au contraire dans la plénitude même des forces de la nature ou de la société. Il n’y a en effet de fort, de fécond, d’énergique au sens d’Aristote ἐνεργεία (energeia) que l’être qui a atteint en quelque point sa perfection naturelle. L’arbre, pour fructifier, doit fleurir. L’homme, pour engendrer, doit condenser dans sa force virile et dans sa faculté génératrice toutes ses autres forces : « C’est l’homme adulte qui engendre l’homme. » L’espèce fait de même pour se perpétuer et survivre : Darwin a raison de dire que c’est la force qui fait subsister les espèces dans la lutte pour la vie, mais qu’est-ce à son tour que cette force même, sinon une certaine perfection acquise, un idéal réalisé ? C’est seulement en ce sens que le supérieur, selon la parole tout aristotélique d’Auguste Comte, aide à comprendre l’inférieur ; non qu’il le précède, comme Aristote l’a cru, mais parce qu’il est le terme du progrès : l’évolution achevée rend intelligibles la marche, l’origine et les lois de l’évolution même. On ne se rend compte de l’embryon que par l’animal adulte. « La progression organique en général, dit Auguste Comte, ne peut se bien définir que quand on en connaît le dernier terme… L’ensemble de la vie animale serait inintelligible sans les attributs supérieurs que la sociologie peut seule apprécier… Chaque espèce animale se réduit, au fond, à un être humain plus ou moins avorté. » Ce que dit Auguste Comte des formes d’organisation, on pourrait l’appliquer aux formes mêmes de société : chacune d’elles se réduit à un régime contractuel plus ou moins incomplet, chaque forme d’état est une république plus ou moins avortée.

La considération des types idéaux n’a point les mêmes inconvéniens dans la science sociale que dans l’histoire naturelle : ici on risque de tomber dans la vieille doctrine des causes finales en croyant que la perfection de chaque espèce est une fin poursuivie par la nature ou par la Providence ; mais dans la science sociale il s’agit seulement des fins que l’homme peut et doit se proposer ; c’est là et non ailleurs que la perfection idéale des êtres peut être considérée comme cause finale. L’idéal, dès que l’intelligence humaine l’a conçu et se l’est proposé pour fin, devient idée féconde, pensée en action, raison et force tout ensemble : on peut dire qu’il arrive en nous à l’existence, qu’il a en nous à la fois l’être et le devenir.