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sa démarche, on reconnaît presque la nationalité d’un esprit à sa méthode : posez une même question sur les choses de l’état à un Anglais, à un Français, à un Allemand, le premier vous parlera surtout de l’utilité, de l’expérience, de la pratique ; le second du droit idéal, de la théorie, de la logique ; le troisième du développement historique des états, des races, de l’humanité et même de l’univers. Ne pourrait-on unir dans une conception large et complète de la science sociale les différentes méthodes auxquelles se complaît chaque nation ?

Le caractère propre de la méthode française, c’est d’accorder le premier rang à l’étude de l’idéal que la société doit réaliser. De là, aux yeux de l’école française, l’importance supérieure de la philosophie du droit, qui étudie le juste, et de l’économie politique, qui étudie l’utile. On sait si ces deux sciences ont été florissantes dans notre pays, terre des jurisconsultes et des économistes. Faut-il en faire un reproche à l’école française ? Nous ne le croyons pas. Le but auquel la société doit tendre est à la fois la plus grande justice possible et la plus grande utilité possible, deux choses aussi inséparables que la forme et le fond. En dehors de la justice, l’utilité n’a plus de valeur et n’est même plus vraiment utile ; d’autre part, la justice sans l’utilité ne serait qu’une formule abstraite et vide. L’union pratique de ces deux choses s’accomplit dans le contrat, car le contrat est par essence, comme nous l’avons vu précédemment, un rapport de justice entre les personnes, qui a en même temps pour objet quelque utilité provenant des choses. Or, la partie de La science sociale qui étudie la forme que les contrats doivent prendre pour être justes est la philosophie du droit ; la partie qui étudie la matière sur laquelle portent les contrats, c’est-à-dire d’utilité, est l’économie politique ; voilà donc réellement les deux premières sciences que doit renfermer en son sein la science sociale. J’ajoute qu’elles doivent être les sciences directrices, c’est-à-dire celles qui déterminent le but à atteindre et indiquent le sens du mouvement social, puisqu’elles ont pour objet les deux idées directrices par excellence, le juste et l’utile, et qu’elles tracent le plan de ce régime supérieur auquel nous avons vu aspirer la société moderne : le régime contractuel. Une erreur de direction n’est-elle pas ce qu’il y a de plus dangereux pour un mouvement accéléré et accompli à toute vitesse par dés forces considérables, comme celles que met en jeu l’humanité ? Le politicien dont la pratique sans principes prépare des collisions entre les forces sociales ressemble à l’aiguilleur des voies ferrées dont la négligence prépare te collision de plusieurs trains l’un contre l’autre. L’école philosophique en France a donc raison de maintenir en face de l’école historique la dignité supérieure de la jurisprudence et de l’économie politique, qui ont pour objet de