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Droits. Le nombre n’a point ici la vertu de produire des métamorphoses. Si donc les applications et transformations à l’infini du contrat suffisent à constituer juridiquement la société, pourquoi invoquer un droit social opposé au droit individuel ? Pourquoi faire une hypothèse inutile et multiplier les principes sans nécessité ? Le droit social, à l’examiner de près, n’est qu’une sorte de deus ex machina qui intervient toutes les fois qu’on n’a point trouvé dans les individus et dans leur situation réciproque la véritable explication d’un droit. Cherchez avec assez d’attention et poussez l’analyse assez loin, vous reconnaîtrez que toute mesure vraiment juste a sa raison suffisante dans quelque droit inhérent à tous les individus.

De même que la constitution de l’état n’entraîne point création d’un droit nouveau, de même elle n’entraîne chez l’individu aucune véritable perte de droit. Beaucoup de philosophes et de publicistes croient avec Victor Cousin, avec M. Jules Simon[1], avec M. Bluntschli, que l’homme, en entrant dans l’état, abandonne « une partie de ses droits » pour sauvegarder l’autre. Rousseau contribua lui-même à cette erreur par une argumentation artificielle, sorte de prestidigitation logique qui commence par nous enlever tous nos droits pour nous les rendre tous. On se rappelle quelle serait, à en croire Rousseau, la clause suprême du contrat social : « aliénation totale de chaque associé, avec tous ses droits, à toute la communauté. « Il est vrai que Rousseau, par un expédient dialectique, réconcilie aussitôt cette aliénation de liberté avec le principe de la liberté inaliénable : « Chacun se donnant à tous, dit-il, ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit que sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce que l’on perd et plus de force pour conserver ce que l’on a. » Mieux vaut dire plus simplement que dans l’état il n’y a pas aliénation, mais mise en commun des droits. Rousseau d’ailleurs ne tarde pas à se corriger lui-même en disant : « Ce que chacun aliène (par le pacte social) c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté, » Enfin il va plus loin encore et finit par nier toute aliénation même partielle : « Il est si faux, dit-il, que dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation véritable, que leur situation par l’effet de ce contrat se trouve réellement préférable à ce qu’elle était auparavant. » La vérité est donc, selon la dernière pensée de Rousseau, que l’institution de l’état entraîne non la diminution de la liberté, mais son augmentation. M. Taine, dans l’Ancien Régime, ne par le que de la clause fictive d’aliénation totale et se tait sur les clauses réelles qui réduisent la première à un pur artifice de logique. Du

  1. Voir la Liberté politique.