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juridiquement, un droit qui n’est pas le droit d’une personne ou de plusieurs ou de toutes n’est le droit de personne et n’est rien. Autres sont les phénomènes économiques et nécessaires par lesquels se manifeste la vie matérielle de l’état, autres les rapports juridiques et libres qui sont comme la vie morale de l’état et qui se réduisent toujours, en dernière analyse, à des rapports d’individus. Le côté matériel et objectif, que nous étudierons plus tard, n’empêche pas le côté moral et subjectif, que nous étudions aujourd’hui. À ce point de vue, qui est aussi le point de vue vraiment juridique, le droit social n’est que le droit de tous, passés, présens et à venir, par opposition au droit d’un seul ou de plusieurs.

Supposons que nous ayons à faire ensemble un long voyage ; en face d’un commun danger, par exemple d’une forêt périlleuse à traverser, nous convenons de nous unir ; avons-nous plus de droits qu’auparavant ? Non, chacun ayant en particulier le droit de légitime défense, nous avons tous le même droit de légitime défense, ni plus ni moins ; mais ce qui est augmenté, c’est notre force. Tout à l’heure, au service du droit de chacun nous n’avions que la force de chacun ; maintenant, au service du droit de chacun nous avons la force de tous. En nous unissant ainsi, avons-nous fait surgir au-dessus de nous un fantôme métaphysique ayant un droit différent des nôtres ? Nous n’avons même pas créé, à vrai dire, des forces nouvelles, mais seulement une direction nouvelle de ces forces vers un même but. Dans tout cela, aucun mystère juridique ; il n’y a qu’un nouveau mécanisme des forces et une nouvelle organisation des intérêts. Supposez maintenant que le voyage en question dure toute la vie, qu’il se prolonge même au delà des limites de la vie individuelle, que le long du chemin, dans cette foule en marche, les uns meurent et les autres naissent, les droits primordiaux de chacun et de tous seront au fond toujours les mêmes, quoique les applications, les relations sociales et l’organisation commune puissent devenir de plus en plus compliquées. Chaque peuple, fût-il immobile dans l’espace, est toujours en voyage dans le temps à la recherche d’une terre promise ; il a*ses traditions, ses lois, ses dieux, mais il ne crée pas lui-même un droit vraiment nouveau qui ne puisse se ramener aux droits préexistans chez les individus.

Prenons un autre exemple et supposons non plus la présence, mais l’absence d’un droit dans un individu, dans deux, dans trois, et ainsi de suite. Un homme essaie d’emporter un trésor qui ne lui appartient pas et ne peut y parvenir parce que ce trésor est trop lourd ; un second et un troisième unissent leurs forces aux siennes et réussissent ; ont-ils acquis pour cela le droit d’emporter le trésor ? Un million de voleurs a plus de forces qu’un seul, non plus de