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souvent quand nous sommes le plus libres de sortir que nous tenons le moins à user de cette liberté. Dans la famille, la meilleure preuve d’union n’est pas que le mari enferme sa femme ; dans l’état, la meilleure preuve d’union n’est pas que le gouvernement enferme les citoyens. Rester unis quand on a la parfaite liberté de se séparer, voilà le signe du véritable amour de la famille et du véritable amour de la patrie.


II

Si nous voulons saisir la raison la plus profonde des dissidences entre l’école philosophique et l’école historique, il faut la chercher dans la façon différente dont elles conçoivent la relation de l’état avec les individus, du « droit social » avec le droit individuel.

M. Bluntschli, avec la plupart de ses contemporains en Allemagne, tend à se représenter l’état comme une personnalité différente des individus et ayant pour cette raison un droit propre, souvent opposé à celui des individus mêmes. Quand l’état naît, des droits qui n’existaient pas naissent avec lui, et plusieurs des droits qui existaient disparaissent ; comment un simple contrat entre les individus expliquerait-il cette sorte de création ? Ce sont les citoyens qui existent par l’état et non l’état qui existe par le consentement des citoyens. Depuis Schelling et Hegel, les Allemands ont abandonné la tradition française du dernier siècle en faveur d’une sorte de panthéisme social qui est en harmonie avec leur panthéisme métaphysique : « L’état, dit Hegel, est la substance même des individus. » On sait qu’une réaction analogue, avec des tendances moins métaphysiques, s’est produite en France dans les écoles qui nient le droit individuel et n’admettent que le « droit social, » école saint-simonienne et école d’Auguste Comte. « Le point de vue du positivisme, dit ce dernier, est toujours social ; » il ne peut comporter aucune notion de droit « fondée sur l’individualité[1]. » D’autres écoles, par éclectisme, admettent à la fois un droit individuel et un droit social, sans en déterminer d’ailleurs avec précision les limites réciproques : Victor Cousin, M. Vacherot, dans son livre sur la Démocratie, M. Renan et beaucoup d’autres. Les jurisconsultes, dans leurs commentaires de nos codes, font aussi intervenir souvent la personne de l’État, armée du droit social, qui aboutit toujours à confisquer quelque liberté individuelle. Sans suivre aujourd’hui les Allemands dans leurs spéculations ontologiques, sur lesquelles nous reviendrons par la suite, demandons-nous si, au point de vue juridique, l’état constitue vraiment une

  1. Catéchisme positiviste, p. 288 et suiv.