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spontanées dont il se sert sans même s’en rendre compte sous l’impulsion d’un instinct le plus souvent infaillible. Pour faire face à la tempête, Léviathan n’appelle point à son aide le raisonnement et la logique : il a dans ses nerfs et dans ses muscles, dans ses organes puissans et innombrables, des serviteurs toujours prêts et toujours sûrs, quoique aveugles : un instant submergé, il remonte d’un effort à la surface et vient respirer au-dessus des flots. — Sans doute, mais est-ce méconnaître la part réelle de l’instinct dans les affaires humaines que de montrer celle qui doit appartenir à la raison ? L’instinct lui-même n’est que la raison qui s’ignore. — Et la raison n’est que l’instinct inconscient. — Soit ; cette conscience n’en est pas moins un progrès nécessaire, car elle devient à son tour une force et une force créatrice, qui ne se borne pas à refléter passivement ce qui est ou fut, mais peut réaliser ce qui doit être et ainsi produire un monde nouveau. L’homme n’est-il pas supérieur à la brute ? L’un invente, l’autre n’invente pas. L’état idéal a pour matériaux et instrumens les forces naturelles, mais le plan et l’idée directrice, c’est-à-dire celle du contrat universel, doivent être dans toutes les pensées. Les détails de l’application peuvent être abandonnés par délégation volontaire aux hommes spéciaux, ce qui dispense la raison d’être perpétuellement en acte sur tous les points, mais les clauses fondamentales du pacte social doivent être acceptées en pleine connaissance de cause. Dans le détail même, la constitution de l’état doit devenir et devient de plus en plus une œuvre de science, à mesure que la science s’agrandit et se répand dans la masse du peuple. Léviathan doit cesser d’être un monstre esclave de l’instinct pour devenir l’humanité maîtresse de soi par la raison. — Vous oubliez, nous objectera-t-on, que la raison elle-même, non-seulement en ses applications, mais même en ses principes, pour devenir efficace, doit emprunter sa forme à l’instinct. « Une doctrine, dit M. Taine, ne devient active qu’en devenant aveugle. Pour entrer dans la pratique, pour prendre le gouvernement des âmes, pour se transformer en un ressort d’action, il faut qu’elle se dépose dans l’esprit à l’état de croyance faite, d’habitude prise, d’inclination établie, de tradition domestique… La raison s’indignerait à tort de ce que le préjugé conduit les choses humaines, puisque pour les conduire, elle doit elle-même devenir un préjugé[1]. » Sans s’indigner contre le préjugé, on peut et on doit vouloir qu’il ait une influence de moins en moins grande ; en fait, les peuples modernes se rendent mieux compte de la façon dont ils se gouvernent que ceux du moyen âge, et ils se gouvernent mieux. D’ailleurs une croyance raisonnée et raisonnable, dont les

  1. M. Taine, l’Ancien Régime, 275.