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larges, les autres étroits, peuvent se ranger, se combiner de mille manières et former les figures les plus variées sans franchir les limites qui les enveloppent ; c’est une image de la grande association de l’état et des associations particulières qu’elle embrasse dans son sein. Tel est l’idéal juridique de la société.

M. Bluntschli élève cependant encore, au point de vue même du droit et non plus seulement des faits historiques, plusieurs objections contre le contrat social ; il croit un tel contrat plus propre à supprimer qu’à fonder le droit public. C’est qu’il se représente le pacte social comme une convention arbitraire, accidentelle et instable. « En faisant de l’état un produit arbitraire, dit-il, et en le rendant mobile comme les volontés du moment, la doctrine du contrat supprime la notion du droit public et livre la société à l’instabilité et au trouble. Elle est plutôt une théorie d’anarchie que de droit public. » C’est à tort, répondrons-nous, qu’on attache presque toujours au mot de convention, comme au mot de liberté, ce sens d’arbitraire, de hasard, d’indifférence. L’homme le plus libre n’est pas celui qui change d’avis à tout instant, qui se laisse ballotter par les circonstances, qui fait indifféremment une chose ou son contraire ; de même la convention par laquelle les hommes s’associent ou acceptent l’association préexistante est d’autant moins arbitraire, d’autant plus stable et sure qu’elle est acceptée en plus parfaite connaissance de cause. Le contrat social ne réduit donc point l’état à une dispersion indéfinie, à une poussière humaine soulevée en tout sens au vent du caprice individuel. M. Taine fait au contrat social un reproche analogue à celui de M. Bluntschli. « L’homme en général, dit-il, en d’autres termes, un être sensible et raisonnable, telle est selon Rousseau l’unité sociale ; réunissons-en plusieurs mille, cent mille, un million, vingt-six millions, et voilà le peuple français ! » Le contrat social n’entraîne point logiquement cette conséquence ni ce morcellement de l’état : le peuple français est constitué par tous les Français avec l’ensemble des contrats généraux ou particuliers qui les lient. Et ce lien est de tous le plus solide et le plus durable, car il ne dépend pas d’une seule volonté individuelle, mais de quarante millions de volontés qui ont des engagemens l’une envers l’autre, et même envers les générations dosât elles acceptent l’héritage. Le testateur et son héritier sont liés par un contrat qui oblige le second à prendre les charges de l’héritage comme ses bénéfices. « Une guerre est déclarée par un pays ; qui me déniera, demande-t-on, le droit de rompre à ce moment le pacte social ? » On oublie qu’un contrat ne se rompt pas avec cette facilité, que par exemple on ne laisse pas un individu sortir du pays sans avoir payé les dettes par lui contractées. — Mais l’existence de l’état sera toujours remise en question, si elle dépend de la