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M. Bluntschli oppose à Rousseau et à l’école philosophique les habituelles ; objections de l’école historique. « L’histoire, dit-il, qui a vu naître tant d’états, ne connaît aucun exemple d’état contracté par les individus ; quel état fut jamais fondé par la convention de citoyens égaux, comme l’on crée une société de commerce on une caisse d’assurance contre l’incendie ? Partout l’histoire nous montre que l’individu, avant même qu’il puisse exprimer une volonté propre, naît membre de l’état, est élevé comme tel, et reçoit par sa conception, sa naissance et son éducation, l’empreinte déterminée de la nation et du pays auxquels il appartient. » Ces objections, analogues à celles de MM. Sumner Maine, Littré, Taine et Renan, renferment un malentendu qu’on s’étonne de retrouver en tant de livres divers. Autre est l’origine historique, autre est le fondement rationnel de l’état. La théorie du contrat social ne considère pas l’état tel qu’il a été, mais tel qu’il peut et doit devenir. « J’étudie, disait lui-même Rousseau, les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être. » Sans doute Rousseau, cédant à l’illusion commune du XVIIIe siècle sur les beautés de l’état de nature et sur les mœurs des temps primitifs, a pu raconter l’histoire de l’avenir comme si elle était celle du passé ; mais d’abord il faut voir là une critique indirecte du présent : tout en parlant beaucoup des « sauvages, » les écrivains d’alors se préoccupaient surtout des générations à venir et de la civilisation future. De plus, Rousseau a subi avec son siècle, comme on l’a remarqué, une espèce de mirage intellectuel : le voyageur du désert croit parfois apercevoir derrière lui l’oasis vers laquelle il marche ; ainsi l’humanité, quand elle acquiert la conscience de sa misère, croit apercevoir dans le passé l’état meilleur vers lequel ! elle s’avance.

Montrer que le contrat n’est point l’origine historique de l’état, ce n’est donc pas prouver qu’il n’en est point le but idéal. D’ailleurs, au point de vue de l’histoire même, la théorie du contrat est-elle aussi complètement fausse que le prétendent M. Bluntschli, M. Maine et M. Taine ? N’exprime-t-elle pas une tendance, une direction à la fois naturelle et historique de l’humanité, qu’un observateur attentif sait découvrir sous la masse des faits contraires qui la cache ? Un physicien, dans la complexité des mouvemens qui ont lieu en tous sens à la surface de la terre, dégage une direction dominante qui est comme l’allure naturelle de tous les objets, je veux dire la pesanteur ; un chimiste, sous la variété des formes qu’un composé peut prendre, saisit la relation simple qui en unit les élémens ; de même l’historien philosophe doit s’attacher à surprendre dans les