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L’empire ottoman, quant à lui, est devenu ce qu’il a pu dans l’étrange situation qui lui a été faite sous prétexte de le sauver d’un plus grand désastre. Il y a eu des commissions européennes de réorganisation, de délimitation, de liquidation, il y a eu toute sorte de négociations pour achever l’œuvre commencée à Berlin. A mesure qu’on approche du terme cependant, tout se complique, les difficultés reparaissent plus sérieuses peut-être que jamais. Et d’abord un des plus récens incidens de ces singulières et tristes affaires orientales, c’est l’échec définitif des négociations engagées de fort mauvaise grâce par la Turquie avec la Grèce au sujet d’une rectification de frontière désirée par l’Europe. Les plénipotentiaires des deux pays, réunis à Prevesa, se sont séparés sans avoir pu arriver à une entente que les Grecs ne désiraient probablement pas plus que les Turcs. La question est maintenant renvoyée à l’Europe, chargée d’imposer à la Turquie une cession nouvelle de territoire, et de faire accepter par la Grèce quelques avantages qui seront toujours bien modestes pour ses ambitions ; mais le plus gros, le plus menaçant orage n’est point, à l’heure qu’il est, aux frontières de l’Épire ; il est bien plutôt sur les Balkans, où l’on touche à la crise décisive. C’est le 3 mai prochain que l’occupation russe doit cesser en Bulgarie, et que les Turcs, d’après le traité, devraient rentrer dans les possessions ou dans les droits de souveraineté qui leur sont laissés. Que va-t-il se passer dans ces pays où toutes les passions sont enflammées ? Voilà certes le moment le plus dangereux depuis la paix de Berlin !

C’est une situation nouvelle, peut-être le commencement d’un drame inattendu, plein de redoutables surprises, et ce drame possible, éventuel, a un prologue qui est assurément curieux, qui est retracé d’une manière aussi libre qu’intéressante dans le Blue-Book récemment publié à Londres. La situation, on le sait, est celle-ci : le congrès de Berlin, sous l’influence de l’Angleterre, a créé à côté de la Bulgarie indépendante une province dite « la Roumélie orientale, » qu’il a dotée d’une large autonomie, en la maintenant toutefois sous la suzeraineté de la Porte, en laissant au sultan les droits de souveraineté et de défense militaire. Lorsque les délégués européens arrivaient l’automne dernier à Philippopoli pour procéder à l’organisation prévue par le congrès, le commissaire anglais, lord Donoughmore, — c’est lui-même qui le raconte, — recevait la visite du commissaire russe, le prince Doudoukof-Korsakof, qui depuis la guerre règne et gouverne en Bulgarie. Le prince Doudoukof, affectant de dépouiller tout caractère officiel et de parler de « gentleman à gentleman, » ne se gênait guère dans ses propos sur le programme anglais et européen auquel il se montrait décidé à opposer tous les obstacles possibles. A la grande surprise de l’Anglais, qui l’écoutait sans rien dire, il ne craignait pas de qualifier « de farce le traité qui avait abouti à l’institution d’une commission