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pourquoi donc avoir donné cette physionomie charnelle, pourquoi donc à ce poète cette sensualité débordante ? On ne se l’explique guère, à moins que ce ne soit pour esquiver l’analyse et la psychologie de la situation. Puisqu’en effet Lucien Ferdolle n’a jamais rencontré l’inspiration que dans l’amour et puisque, selon la donnée du roman, il finit par trahir la maîtresse et la muse pour épouser bourgeoisement une beauté de Landry-la-Ville, il fallait nous le montrer perdant avec son amour ce qu’il appelait autrefois son talent. Là était le vrai sujet, et M. Richepin l’étrangle en quatre lignes. Il fallait nous le montrer dans son ménage de province essayait de se ressaisir, et, malgré les efforts de son désespoir, ne se retrouvant pas. Il fallait nous montrer au contraire Mme André… mais si je dis si bien ce qu’il fallait faire, M. Richepin va m’inviter à récrire le roman. Je n’y aurais nul goût : je n’en ai pas moins le sentiment très net que M. Richepin a passé très près d’une très belle situation sans la traiter, — qu’il avait cependant ce qu’il faut pour la traiter, y ayant dans Madame André des parties d’observation psychologique très fine et très déliée ; — qu’enfin, s’il a fait défaut cette fois à l’occasion, c’est surtout, c’est seulement peut-être, pour avoir pris son sujet par le dehors, moins préoccupé du fond que de la forme, et puisqu’on a tant fait que de mettre ce mauvais mot à la mode, moins en romancier qu’en « styliste. »

Un autre « styliste, » dans un genre différent, c’est M. Louis Ulbach, l’un des plus féconds, comme on sait, et d’ailleurs l’un des plus irritables de nos romanciers contemporains. Il faut donc traiter M. Ulbach avec toute sorte de précautions. Peut-être se souvient-on qu’il y a quelques mois, dans un journal ou dans une revue de Saint-Pétersbourg, M. Zola déclara que les meilleurs romans étaient les romans de M. Zola. Certes, ce n’était pas qu’il eut intérêt à le dire, ce n’était même pas qu’il y mît le moindre amour-propre, un grain de vanité seulement ; non, mais le Ventre de Paris, la Faute de l’abbé Mouret, une Page d’amour, lui semblaient être les chefs-d’œuvre sans pair du roman contemporain, et, par pur amour de la vérité, comme il le croyait, il le disait. Ce fut un beau tapage parmi les romanciers. M. Louis Ulbach surtout prit la chose à cœur. On le vit, à trois ou quatre reprises, qui revenait à la charge, et chaque fois plus âpre et plus cruel. Il déclara solennellement que M Zola « étouffait l’art dans la sanie de l’autopsie, » — ce qui est d’un style qui ne diffère du style de M. Zola, s’il en diffère, que par un peu de prétention ; — il ajouta qu’il n’avait aucun goût pour « la littérature putride, » — ce qui lui fit beaucoup d’honneur ; et là-dessus il publia deux romans, Noële et la Fée verte, sous ce titre général, les Buveurs de poison[1].

  1. Les Buveurs de poison, 2 vol. in-18. Calmann Levy.