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devient de l’infanterie, la fièvre qui est sabrée, le malade qui est une position que l’on emporte, c’est le procédé romantique. Voici maintenant le procédé classique, le mauvais procédé classique, celui de Saint-Lambert et de l’abbé Delille. M. Richepin décrit une partie de baccarat. Ne croyez pas qu’il vous fasse grâce d’une carte : « Voici les rois pansus et barbus qui s’avancent, bus qui s’avancent, Alexandre, Charles et David, l’un portant son sceptre, l’autre sa harpe, l’autre son glaive, et le quatrième, César, ne portant rien comme dans la chanson de Marlborough. Et les femmes, fées visibles celles-ci. C’est la subtile Argine, les mains sous sa robe, pourquoi ? Puis Rachel, face de poupée ; Judith la blonde… et la brune dame de pique… » Otez de là quelques plaisanteries vulgaires de parti pris ou quelques expressions brutales de propos délibéré, c’est du pur Delille ou du Pope. Cela est construit, voulu, calculé : rien n’y manque, ni les valets, ni « les piques brutaux, » ni les « cœurs saouls, » ni les « carreaux féroces, » ni les « dix gras, ni les « trois maigres. » C’est la description de rhétorique dans la splendeur de sa naïveté, la description selon la formule, par énumération des parties, l’épithète accompagnant son substantif, et de ci, de là, par concession à l’esprit moderne, pour toute nouveauté, un placage d’expressions bizarres et de locutions tourmentées. M. Richepin serait digne d’écrire plus simplement et de comprendre cette leçon de Voltaire, que, quand on recherche si curieusement ses mots, on est toujours suspect de manquer d’idées.

Dans un cadre ainsi tracé, M. Richepin ne pouvait guère mettre, en guise de personnages et de caractères, que des abstractions de rhétorique. Au premier abord, comme il y a de l’originalité dans le détail et de la verve dans l’ensemble, on croirait que les personnages de M. Richepin parlent et agissent comme ils doivent agir, comme ils doivent parler. Ce serait une illusion. Ils parlent comme l’auteur a voulu les faire parler ; ils servent, selon l’expression de Diderot, de « sarbacanes » à M. Richepin. L’un, Aristide Fresson, n’est inventé que pour étaler en sa personne toute la triomphante sottise avec l’inconsciente férocité de l’égoïsme bourgeois. L’autre, Jacques Nargaud, n’est imaginé que pour soutenir, sous leur forme la plus paradoxale, d’étranges théories littéraires dont on craint par instans que M. Richepin ne soit homme à revendiquer la solidarité. Aussi sont-ils tout d’une pièce, droits et raides, sans articulations ni jointures. Ils jouent un rôle, ils ne vivent pas. Tout au plus le héros du roman est-il de chair et d’os, presque vivant et presque vrai. Lucien Ferdolle est un homme de lettres qui trouve l’inspiration dans l’amour, ou plutôt dans la collaboration d’une sorte de muse. Toute l’intrigue est là, dans cette ligné unique. On ne saurait trop louer M. Richepin de cette simplicité d’action, hardiment dégagée de toute complication d’épisodes. Mais à cette muse,