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depuis en Germinie Lacerteux, et celle-ci descendant à son tour d’un degré dans la personne de Gervaise Coupeau ; — le cadre cependant s’assortissant aux héroïnes, la résignation du lecteur promenée, des poétiques paysages que traçait le pinceau de George Sand, dans la boutique du pharmacien Homais, de ce capharnaüm de village dans les antichambres de la valetaille, et des antichambres et de la « crémerie » dans les « garnis » du boulevard extérieur ou dans les « assommoirs » de barrière ; — et la langue, elle aussi, devenant la complice de ces monstrueuses erreurs du goût contemporain, cette langue française, si claire, si limpide jadis et si pure, entraînant désormais dans son cours l’argot de tous les mauvais lieux qu’elle traverse, déshonorée, salie, boueuse, et de toutes les fanges sur lesquelles on l’a fait passer retenant et respirant l’insupportable odeur ; — n’y aurait-il pas là, dans cette rapide histoire de la décadence et de la corruption d’un genre, un raccourci d’histoire de toute une grande révolution du goût, de la langue et des mœurs ?

L’occasion serait tentante, et d’autant plus que, pour être juste, il conviendrait de reconnaître et de montrer qu’on a dépensé dans cet art de dégrader le roman plus de talent peut-être qu’il n’en eût fallu pour écrire des chefs-d’œuvre. On nous excusera d’y faillir. Les œuvres manqueraient cette année pour nous soutenir. Les maîtres du genre se reposent ; ni M. Flaubert, ni M. de Goncourt, ni M. Zola, ne nous ont rien donné. Sans doute on nous a promis les Frères Zemganno, et Saint-Pétersbourg attend impatiemment Nana, mais enfin ni Nana, ni les Frères Zemganno n’ont paru. Et vraiment nous ne voudrions pas jouer le vilain tour à MM. Jean Richepin, Louis Ulbach et Jules Claretie d’étouffer leurs romans sous le poids de cette grosse question.

Faisons la part belle à M. Richepin. M. Richepin a du talent, du talent et de l’originalité. Je ne dirai pas qu’il soit encore quelqu’un, mais il est déjà lui. Poète, il ne s’est pas mis à la remorque de M. Leconte de Lisle ou de M. Sully Prudhomme ; romancier, je constate qu’il ne s’est fait le caudataire de personne et qu’il n’a pas même demandé de lettre-préface à M. Zola : c’est beaucoup. En parlant du romancier, nous aurons des réserves à faire : commençons donc par louer le poète. Il y a deux ou trois ans, M. Richepin débuta par un volume de vers. Il y avait dans la Chanson des gueux[1] quelques petites drôleries, tout un dictionnaire de langue verte et des refrains canaille ; c’en était assez pour qu’il se fît autour du nom de M. Richepin quelque bruit, voire un commencement de scandale. Tout cela d’ailleurs vivait, débordait de jeunesse et de fougue. M. Richepin trouvait le vin bon, les filles belles et la vie joyeuse. Mais il eût pu le dire sans tant de gros mots et sans

  1. La Chanson des gueux. 1 vol. in-18. G. Decaux.