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conceptions dualistes jouent un grand rôle dans la manière dont il envisage le monde et la vie ; Aussi sa mythologie des plantes a-t-elle un caractère original, caractère qui doit d’autant plus attirer notre attention qu’il se retrouve dans, les croyances qui ont résisté jusqu’à nos jours à l’esprit critique. Comme Angra-Mainyou (Ahriman) voulait opposer aux œuvres d’Ahoura-Mazda (Ormuzd) des créatures capables de tenir tête à la puissance de la lumière et du bien, il créa les plantes impures, empoisonnées, malsaines. Les panthéistes et les monothéistes, dans l’impuissance où ils sont de nier le mal, ont dû faire plus d’une concession à cette théorie. L’Inde panthéiste offrait déjà un point d’appui aux conceptions dualistes quand elle expliquait la puissance malfaisante de certaines plantes par la présence de démons qui s’y cachent aussi facilement que les dieux. Les herbes « tombées du ciel » peuvent donc être perverties comme les hommes. Les Aryens ont en Europe conservé ces idées. Les légendes germaniques nous parlent de démons et de monstres, nommés Katzemann (homme chat), Kartoffelwolf (loup des pommes de terre), Kleesau (truie du trèfle), Kornwolf (loup du blé), Krautesel (âne de l’herbe), etc., qui vivent dans les plantes ou qui travaillent à les détruire. M. Mannhardt fait voir que les maladies des plantes, surtout celles du blé et des légumes, sont attribuées aux démons[1].

Satan, ayant hérité des privilèges d’Angra-Mainyou, est comme lui le véritable souverain de tout un monde végétal, qui porte le nom « d’herbes du diable. » Les plantes sinistres, dangereuses, maudites, grandissent et pullulent par la protection du « prince du monde[2]. » Le nom qu’elles portent indique parfois leur caractère malfaisant. Telles sont dans l’Inde l’asuri (la diablesse). Chez les Hellènes, les Médée et les Circé cultivaient de pareilles plantes dans leurs jardins redoutés. Pour les paysans de la Petite-Russie, le tabac, qui en Occident eut d’abord contre lui de graves adversaires, par exemple la « docte cabale » d’Aristote, est une plante diabolique. Par le moyen d’une herbe, Satan intervient dans certains mariages russes. Dans le gouvernement de Tver, quand on veut demander une fille en mariage, on met dans une bouteille d’eau-de-vie une herbe nommée « herbe du diable, » on pare la bouteille de rubans et de bougies, et le père de la fiancée va, avec ce présent, faire visite au père de son gendre futur, qui propose d’acheter ce diable pour cinq kopecks (20 centimes). Mais le père de la fiancée se hâte de dire : « Notre princesse vaut plus que cela, » et il finit par exiger un rouble d’argent.

  1. Mannhardt, Korndämonen.
  2. Ὁ τοῦ ϰόσμου τούτου ἄρχων (Ho toû kosmou toutou archôn) (S. Jean, XIV, 30).