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difficile, servant de perchoirs aux oiseaux de mer et de passage. Il y a des cabris, — gazelles des Antilles, — qui vivent là en liberté et en grand nombre ; on les prend comme les papillons, au filet.

Du « Coupe-gorge » à Lorient, il ne faut que quelques minutes. Lorient est un coquet village comme on en voit beaucoup à Ceylan et à Singapore : des maisonnettes au centre d’un bois de cocotiers, chaque maisonnette ayant son enclos séparé. Ici, la séparation est en pierres sèches ; aux Indes, elle est en bambous. Lorient est entouré de hautes collines, la plupart cultivées ; les habitans y semblent à l’abri des ouragans ; on n’y voit que filets, instrumens de pêche, pelles et charrues d’un modèle tellement primitif qu’un enfant les manœuvrerait sans peine. Une belle église toute neuve, dont la pointe élégante dépasse les plus hauts cocotiers, indique que les prétendus descendans des Normands sont restés catholiques. Mais leurs ancêtres sont-ils bien venus des côtes de Normandie aux Antilles ? Nous ne le croyons pas. Le premier soin du voyageur, après avoir offert un cigare aux habitans actuels et s’être assis à leur table, est de les faire parler… Eh bien, ces braves gens n’ont rien de normand dans leur langage ; ils s’expriment, il est vrai, tous en français, mais en excellent français, en un français du bon vieux temps, de l’époque où l’on disait septante ou nonante pour soixante-dix et quatre-vingt-dix ; mais combien de nos bons amis de Normandie voudraient parler sans accent comme les Normands du Lorient des Antilles ! Faisons remarquer en passant que l’aristocratie flamande et hollandaise ne s’exprime pas autrement aujourd’hui lorsqu’elle par le français. En somme, ils sont d’origine française, et on serait mal reçu à leur dire le contraire ; ils sont aussi d’une belle race, et il est peu d’hommes plus vigoureux et plus solides sur leurs jambes ; leur peau est brune, hâlée, presque noire, mais il est incontestable que leurs ancêtres devaient avoir la peau blanche et le teint fleuri. Il n’a pas fallu moins de deux siècles et demi pour que leur épiderme perdît sa blancheur primitive. Quelques-uns de ces hommes ont des yeux bleus qui étincellent sous des cils noirs, mais cela ne prouve pas qu’ils procèdent plutôt de Normandie ou de Bretagne que des Flandres. Hélas ! ce n’est pas seulement la couleur de la peau qui se modifie à la longue sous les tropiques ; l’énergie physique et morale, l’esprit d’entreprise, le courage au travail, la vivacité de la conception y reçoivent de rudes atteintes. Si les célèbres « Frères de la Côte » pouvaient voir aujourd’hui leurs descendans occupés avec une lenteur de créole à raccommoder des filets ou à aiguiser mollement un soc de charrue, ils diraient à coup sûr que ce ne sont pas là les héritiers de leur sang, et peut-être n’auraient-ils pas tort. Quoi qu’il en soit, le village de Lorient,