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devant Malakof ; nous raconterons ensuite celui qui eut un si complet succès devant Syracuse. Il s’agissait de surprendre l’ennemi, car enlever d’assaut un ouvrage protégé par un large fossé et par une escarpe de 18 pieds de hauteur, il n’y fallait pas songer si l’ennemi eût été sur ses gardes. On eut donc la pensée « de coudre un lopin de la peau du renard à la peau du lion qui se trouvait trop courte. » Ordre fut donné aux batteries de conduire leur feu avec la régularité qui préside aux sonneries d’un timbre d’horloge. Pendant une demi-heure on faisait un feu roulant ; la demi-heure écoulée, tout se taisait brusquement. On laissait se passer une demi-heure encore, puis on reprenait le tir ; à l’expiration du même intervalle on le suspendait. Trente minutes de tir, trente minutes de repos, nous ne sortions pas de là. Les Russes furent d’abord étonnés ; puis ils observèrent, constatèrent avec soin la durée de nos intermittences et finirent par croire que notre simplicité occidentale avait bien pu nous inspirer ce procédé si ingénu dans son mécanisme méthodique. Ils se trouvaient, à cette époque, littéralement accablés sous la grêle de nos projectiles. Sans les abris blindés qui leur servaient à se mettre à couvert, il leur aurait fallu certainement évacuer plusieurs de leurs ouvrages. On comprend donc avec quel empressement ils durent prendre bonne note de la règle dont nous semblions décidés à ne plus nous départir. Dès que nos batteries recommençaient à tonner, c’était à peine s’ils songeaient à les amuser par quelques coups ; la plupart de leurs pièces faisaient silence, s’entraversaient derrière les parapets, et les artilleurs à l’envi s’empressaient de courir à leurs casemates. Qui eût vu les batteries russes en ces momens les aurait crues complètement abandonnées. Le jour fixé pour l’assaut arrive. Nous avons dans les journées qui précèdent fait une consommation de munitions incroyable. Il nous en reste assez cependant pour ouvrir, dès les premières lueurs du matin, ce feu si terrible que les Russes appelaient non sans raison dans leurs derniers bulletins « un feu d’enfer. » Les choses se passent ce jour-là comme elles se passaient d’habitude. Demi-heure de tir, demi-heure de silence absolu. Quelques minutes avant midi, toutes les batteries tonnaient encore ; elles tonnaient même de plus belle, car le feu venait de reprendre et jamais peut-être il n’avait eu autant d’intensité. Les Russes demeuraient soigneusement blottis au fond de leurs cavernes. C’était d’ailleurs l’instant auquel, suivant la coutume presque universelle des marins, ils allaient se grouper autour des gamelles pour dîner. Midi sonne, le canon se tait : vous vous levez alors, héros du 8 septembre, soldats de Bosquet et de Mac-Mahon, vous vous levez plus terribles et aussi vaillans que les compagnons du Cid. Le fossé est franchi,