Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/368

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déblayer la baie de tous ces croiseurs ennemis qu’on se fatiguait à tenir en respect.. Nicias ne se croyait pas en mesure de livrer des combats douteux, et sa prudence n’était que trop justifiée. Les Syracusains en effet avaient réuni quatre-vingts vaisseaux ; Nicias ne pouvait leur en opposer que soixante-quinze. Encore si ces soixante-quinze navires eussent pu faire usage de leurs circonvolutions habituelles, s’ils eussent conservé la faculté de prendre l’ennemi en flanc, de se donner carrière en reculant, s’il leur eût été, en un mot, permis de manœuvrer, l’infériorité numérique, on l’aurait comptée pour rien. Mais l’espace manquait, les deux flottes remplissaient la rade ; on se voyait forcément ramené aux luttes brutales des temps primitifs, à ces luttes dans lesquelles l’habileté des rameurs et des pilotes athéniens perdait tous ses avantages.

La confiance et l’enthousiasme régnaient, en dépit d’un premier échec, dans la ville assiégée. Les Doriens avaient recouvré, depuis l’enlèvement des lignes de Plemmyrion, le sentiment de leur supériorité militaire sur la race ionienne. À un signal donné, toutes les forces syracusaines s’ébranlent, les troupes de terre marchent contre le mur de circonvallation, la flotte prend une attitude menaçante dans la baie. Ce pompeux déploiement n’a d’autre objet que de harasser les Athéniens ; le lendemain la même, démonstration recommence. On se joint rarement corps à corps, mais on se harcèle, on s’inquiète, on se blesse et on se tue du monde. C’est la guerre telle que nous l’avons connue devant Sébastopol, la guerre qui use les armées et qui nous contraignit à faire passer toutes les forces vives de la France, — cent cinquante-quatre mille hommes, — sur le plateau de la Chersonèse. Il y a pourtant une grande différence entre les deux situations. Les Syracusains ne font point de sorties qui ne soient appuyées par une démonstration maritime ; nous n’eûmes jamais à repousser que la tentative peu sérieuse du Vladimir. S’il en eût été autrement, si une flotte russe eût pu prêter sa coopération aux troupes qui assaillirent tant de fois nos tranchées, les choses auraient peut-être pris une nouvelle tournure, et le nom d’expédition de Sicile que les alarmistes ne se faisaient pas faute de donner, sur la rade de Baltchik, à notre expédition partant pour la Crimée, ne se fût, je le crains, trouvé que trop bien justifié.

L’assurance dont la flotte syracusaine faisait preuve ne laissait pas de troubler un peu Nicias. On le bravait, on lui offrait le combat ; donc on avait cessé de le craindre. Les Russes, on s’en souvient, préludèrent à la sanglante bataille d’Inkermann par la grande escarmouche de Balaklava. Quand a-t-on vu la roue de la fortune tourner à demi ? Dès que le destin la met en branle, il y a comme