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cause. Les circonstances historiques les revêtent de formes et de couleurs différentes ; elles donnent aux chevaliers du XIIIe siècle le manteau blanc et la croix noire, la croix encore aux marchands hanséatiques qui peuplent les villes de la Scandinavie, sillonnent la Baltique orientale et convoient leurs marchandises jusqu’à Novgorod, la croix toujours aux paysans et aux bourgeois qui, de tous les pays d’Allemagne, affluent vers la Prusse. L’observateur superficiel n’aperçoit point de ressemblance entre ces hommes d’autrefois, que l’éloignement grandit, et l’émigrant prosaïque qui, sans croix ni bannière, en casquette et en redingote, s’embarque sur les bateaux transatlantiques de Brème et Hambourg. Pourtant les colons du moyen âge allaient conquérir au delà de la Vistule ce que leurs descendans cherchent en Amérique : le moyen de vivre. Ils ont livré contre les Prussiens le combat pour l’existence et l’ont gagné.

M. de Treitschke a donc raison d’invoquer, en racontant l’extermination des Prussiens, la doctrine dont on vient de parler. Il n’était pas obligé de faire montre de sensibilité à propos de ce vieux peuple disparu, et il pouvait montrer par des exemples du même temps que la dureté n’était point au moyen âge particulière aux Allemands ; mais pourquoi s’en va-t-il louer la barbarie de la conquête et en tirer vanité ? Il a voulu sans doute payer tribut à la mode du jour ; car, pour bien penser aujourd’hui sur les choses humaines, il faut estimer que le sentiment d’humanité est banal et ridicule. Le plus fort est-il en contact avec le plus faible, on l’avertit que la disparition de celui-ci est nécessaire, et on lui prouve, par des statistiques bien faites, que les races inférieures subissant, quand elles cohabitent avec une race supérieure, une déperdition de tant d’hommes par année et par kilomètre carré, le terrain sera libre après un temps déterminé. Il ne faut point parler de devoirs envers les vaincus ; on passerait pour ne pas savoir son Darwin, et voilà comment M. de Treitschke, qui est un honnête homme probablement très pacifique, bon professeur et père de famille, emprunte, pour paraître au courant de la science, des airs d’anthropophage à son voisin le naturaliste. C’est faire une sotte ostentation d’insensibilité que de raconter, sans s’émouvoir, l’histoire de l’extermination d’un peuple et d’y applaudir. Le pontife qui, de Rome, commandait qu’on prît soin de l’âme des vaincus parlait au nom de l’humanité aux teutoniques occupés à montrer « la dureté de leur caractère national, » et l’historien, en reconnaissant que l’état fondé par les chevaliers est sans comparaison supérieur à la collection de misérables peuplades exterminées par eux, a le droit de s’apitoyer comme le chartreux du XVe siècle sur le sort des « pauvres Prussiens. »


ERNEST LAVISSE.