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Ce chartreux, qui était un ami de l’ordre, ne parle pas autrement que ses ennemis. L’évêque de Posen, à la même date, accuse les chevaliers de laisser les deux tiers des Prussiens dans les erreurs du paganisme et d’employer ces barbares à la guerre contre leurs voisins. Les teutoniques en effet se servaient d’eux comme de soldats, et les ont usés par la guerre autant que par la servitude. Le peuple prussien ne manqua point d’ailleurs d’ajouter à ses vices ceux que des vaincus prennent toujours au contact de vainqueurs plus civilisés : travaillé par toutes ces causes de destruction, atteint plus que les Allemands par les guerres qui désolent la Prusse au XVe siècle, il s’éteignit peu à peu. Il paraît que jusqu’au XVIe siècle le prêtre avait encore besoin dans quelques villages d’interprètes qui expliquassent ses sermons, et que même il se tenait en Prusse des assemblées nocturnes où des prêtres païens sacrifiaient le bouc aux divinités anciennes ; mais au XVIe siècle la langue prussienne disparaît, ce qui en reste est, comme les débris des anciennes langues helléniques ou italiennes, matière à recherches pour les philologues. Un peuple avait été supprimé pour faire place à une colonie allemande.

Tous les individus assurément n’ont pas péri ; il en est qui, après avoir désappris leur langue et leur origine, ont été sauvés en se confondant parmi les Allemands. C’est pourquoi M. de Treitschke, qui a écrit sur l’histoire de l’ordre teutonique une de ces brillantes études où il donne cours à son imagination et à son patriotisme, préfère la destinée des peuples prussiens à celle des Esthes et des Lettons, que les chevaliers ont laissés vivre, mais dans la servitude et l’ignorance. Insensible à la destinée des faibles, il se complaît au récit de cette guerre inexpiable où paraît, comme il dit, « toute la dureté de notre caractère national, » où le conquérant combat le païen « avec le triple orgueil du chevalier, du chrétien et de l’Allemand. » On reconnaît ici la doctrine qui refuse à l’homme la qualité d’une créature privilégiée et le soumet aux lois générales de la nature où le fort vit de la mort du faible. Cette doctrine explique à merveille nombre de faits historiques, et par exemple la conquête de la Prusse par les Allemands.

La race germanique ne se contient pas dans les limites de la Germanie ; de toutes les façons et dans tous les temps, elle se répand au dehors, soit que des individus aillent chercher fortune par le travail, soit que des masses armées et méthodiquement conduites s’implantent par la violence sur le domaine d’autrui. L’émigration dans l’empire, aux temps romains ; au IVe siècle, l’invasion ; au XIIIe, la conquête de l’est par terre et par mer, de l’Elbe à la Duna et de la Baltique aux monts de Bohême ; de nos jours, l’émigration en France, en Russie, en Amérique, sont autant d’effets d’une même