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teutonique comme une forteresse ambulante, la meilleure tactique, l’art de la fortification, les divisions des Prussiens, leur incurie et cette incapacité des tribus barbares à prévoir l’avenir et à y pourvoir expliquent le succès définitif, comme le petit nombre des forces engagées fait comprendre la longueur de la lutte.

La conquête était comme un flot, qui avançait et reculait sans cesse. Une armée de croisés arrivait-elle, l’ordre déployait sa bannière. On se mettait en route prudemment, précédé par des éclaireurs spécialement dressés à cette besogne. Presque toujours, on surprenait l’ennemi. On occupait certains points bien choisis, sur des collines d’où l’on découvrait au loin la campagne. On creusait des fossés, on plantait des palissades et on bâtissait la forteresse. Au pied s’élevait un village, fortifié aussi et dont chaque maison était, mise en état de défense : là, on établissait des colons, venus avec les croisés ; c’étaient des ouvriers ou des laboureurs qui avaient quitté leur pays natal, pour aller chercher fortune en terre nouvelle, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans, tous portant la croix comme les chevaliers. Il fallait faire vite, car chaque croisade durait un an à peine. Les croisés partis, la forteresse était exposée aux représailles de l’ennemi ; souvent elle était enlevée, brûlée, et le village détruit, puis les Prussiens envahissaient le territoire auparavant conquis, et les chevaliers, enfermés dans les châteaux, attendaient avec anxiété le messager qui annonçait l’arrivée d’un secours. Il fallait s’accoutumer à ce flux et à ce reflux perpétuels. Sur les hauteurs et dans les îles des lacs, on avait préparé des maisons de refuge, où les colons, l’alarme donnée, cherchaient un asile, et ces retraites précipitées étaient si habituelles que des cabaretiers demandaient et obtenaient pour eux et leurs descendans le privilège de vendre à boire dans les lieux de refuge.

Les chevaliers firent leur premier et plus solide établissement dans l’angle formé par la Vistule, entre les embouchures de la Drevenz et de l’Ossa, où Thorn et Culm furent bâtis dès l’année 1232. Aujourd’hui encore, les souvenirs et les monumens de la conquête se pressent dans le Culmerland, et l’on ne sait pas assez, même en Allemagne, quelles surprises y attendent le voyageur. Au mois d’octobre 1877, après avoir quitté le chemin de fer à Ledepol, près de la rive gauche de la Vistule, je me dirigeais, le jour déclinant déjà, vers le bac sur lequel on passe le fleuve, en face de Gulm. Le ciel était couvert, à l’orient, de nuages gris et noirs croulant les uns sur les autres, pendant qu’au couchant, sur un fond d’or d’une pureté parfaite, se détachait au delà du fleuve la colline abrupte où s’élèvent les clochers de Culm. Sur la rive droite, un chemin escarpé mène à la ville, qui, enveloppée par le fleuve et par un ruisseau, semble une île au milieu de la plaine infinie. Après avoir longé