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où il n’y aura plus de Prussiens pour les récolter. Tout ce peuple périra, martyr de la civilisation chrétienne, ne laissant qu’un nom, qui sera pris par ses vainqueurs. Il avait raison de dire au précurseur des chevaliers teutoniques : « Va-t’en. »


II

Adalbert était mort sans avoir gagné l’âme d’un Prussien à la foi chrétienne ; mais on sut dans l’Europe entière qu’un évêque, un ami de l’empereur, avait trouvé le martyre parmi des païens jusque-là inconnus, et le nom des Prussiens sortit de l’obscurité. Dès lors la guerre est perpétuelle contre la Prusse, que les Danois attaquent par le nord et les Polonais par le sud. Ni les uns ni les autres n’eurent de succès durables, et les crises d’anarchie qui se répètent périodiquement en Pologne surviennent toujours à point pour sauver les Prussiens. Ceux-ci, le plus souvent, se contentaient de faire des guerres défensives, se tenant cachés dans les bois, jusqu’à la retraite de leurs ennemis, qu’ils poursuivaient. Le roi Boleslas IV parvint, au milieu du XIIe siècle, à leur imposer un tribut, après une expédition victorieuse ; mais ils refusèrent de payer ce qu’ils avaient promis, et lorsque Boleslas envahit encore une fois leur pays, son armée y périt presque entière. Ce fut le dernier grand combat : quand s’ouvrit le XIIIe siècle, la Prusse était toujours indépendante et païenne.

Les Prussiens n’étaient pas des ennemis à dédaigner. Il est vrai qu’ils étaient divisés en onze peuplades, mais la communauté de religion les unissait. Pierre de Dusbourg nous apprend qu’il y avait chez cette nation abominable un lieu appelé Romowe, nom qui vient de Rome, ajoute-t-il avec cette hardiesse fantastique des écrivains du moyen âge à inventer les étymologies. A Romowe habitait un certain personnage, le Criwe, qui était le pape des Prussiens. « De même, en effet, que le seigneur pape gouverne l’universelle église des fidèles, de même, sur un ordre, sur un signe du Criwe obéissent non-seulement les Prussiens, mais encore les Livoniens et les Lithuaniens. Il n’est pas besoin que le grand prêtre paraisse en personne : son messager, porteur de son bâton ou de quelque signe connu, est vénéré comme lui-même. » Les morts avaient pour lui autant de déférence que les vivans : avant de se rendre dans la vie future, ils passaient par sa maison ; aussi les parens des trépassés se succédaient-ils chez le grand prêtre pour lui demander s’il n’avait pas, tel jour, vu passer telle personne : le grand prêtre, sans hésiter, décrivait le personnage, les vêtemens qu’il portait, les chevaux et les serviteurs qu’on avait brûlés avec lui ; il montrait même le trou qu’avait fait, en passant, avec sa