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on les croyait sur parole. Dès lors ce merveilleux n’envahit pas seulement les ouvrages des poètes, auxquels il est permis de mentir, mais il se glisse même dans les livres les plus sérieux. La science antique n’est jamais parvenue à s’en débarrasser ; on peut voir dans Pline, héritier et imitateur des savans grecs, combien elle est demeurée jusqu’à la fin un mélange singulier et incohérent de vérités lumineuses, de connaissances précises et de fables absurdes. Ces fables étaient tenaces ; une fois entrées dans l’imagination, elles y restèrent et la réalité ne put jamais les chasser. Dans la suite, les voyages scientifiques se multiplièrent, les pays où l’on avait primitivement placé tous ces êtres étranges furent parcourus sans qu’on les y eût retrouvés : au lieu d’en conclure qu’ils n’existaient pas, on se contenta de supposer qu’ils devaient être un peu plus loin. C’est ainsi que le monde réel faisait reculer devant lui le monde fantastique ; mais comme on n’arriva jamais aux limites de l’univers, il resta toujours un coin obscur et ignoré où l’on put loger toutes ces créations extravagantes auxquelles l’imagination ne voulait plus renoncer.

Le goût pour ces fictions augmente encore après Alexandre. Il semble vraiment qu’il fallait à cette imagination grecque, si légère, si fugitive, si facilement emportée dans les nuages de la fantaisie, le lest des affaires publiques pour la maintenir dans le réel et le positif. Une fois qu’elle ne fut plus retenue à terre par les intérêts et les soucis de la politique, elle se perdit plus volontiers dans les chimères. Il faut voir chez M. Rohde quelle abondante littérature de voyages extraordinaires les derniers temps de l’histoire grecque ont produite ; leur nombre prouve le plaisir qu’y trouvaient ces gens oisifs qui, n’étant plus occupés d’affaires sérieuses, voulaient être amusés de contes merveilleux. Ces livres, qui ont eu tant de vogue et tant de lecteurs, sont perdus aujourd’hui. De la plupart nous ne possédons guère que le titre. Quelques-uns ont été un peu plus heureux, grâce à la sottise des chroniqueurs qui, prenant toutes ces rêveries pour des faits assurés, les ont transcrites dans leurs ouvrages. C’est ainsi que Diodore de Sicile, grand ami des miracles, a pris la peine d’insérer dans sa Bibliothèque, comme un récit authentique, une analyse des voyages d’un certain Iambulus, qui fut assurément l’un des plus grands menteurs qui aient jamais écrit. C’est un spécimen curieux du genre, et il peut donner une idée du reste. L’auteur de cette histoire invraisemblable racontait que, pendant qu’il faisait le commerce, il fut enlevé par des voleurs, puis pris aux voleurs par des Éthiopiens qui l’amenèrent dans leur pays. Là il fut réservé, avec un de ses compagnons, à l’accomplissement d’une cérémonie expiatoire qui se pratiquait tous les six cents ans