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qui le consume comme un poison, qui énerve sa volonté, qui le soumet à la domination d’une femme, ne semblait pas convenir à ces âmes vigoureuses que la tragédie mettait aux prises avec la destinée et qui en supportaient si vigoureusement les assauts. C’était une passion inférieure, peu digne de ce monde héroïque où Eschyle plaçait ses personnages, et il fallut qu’Euripide abaissât le niveau de la vieille tragédie, qu’il en fit la reproduction de la vie bourgeoise, pour que l’amour n’y parût pas déplacé. C’est à partir de ce moment qu’il devint un des élémens essentiels de la poésie dramatique.

Cette innovation charma le public, et elle fut assurément une des causes qui donnèrent tant de succès au théâtre d’Euripide. Ces histoires d’amour, qu’Eschyle et Sophocle bannissaient si soigneusement de la scène, les Grecs les avaient toujours beaucoup aimées : ce qui le prouve, c’est que leur littérature populaire en était pleine. Athénée, parmi les curiosités dont son livre est rempli, nous a conservé le souvenir de quelques chansons que les jeunes filles répétaient dans les villages. Il y était question des infortunes de Calyce qui, dédaignée par son amant, se précipita d’une roche dans la mer, ou de la pauvre Eriphanis, qui devint amoureuse d’un beau chasseur, et se mit à le suivre dans les forêts et les montagnes. On y racontait que non-seulement elle avait touché le cœur des hommes les plus insensibles, mais qu’elle arrachait des larmes aux bêtes sauvages, qui pleuraient son malheur avec elle. Les Siciliennes chantaient la juste vengeance qu’une nymphe outragée avait tirée du berger Daphnis. Elle l’avait rencontré au milieu d’un bois, « quand il était dans la fleur de sa beauté, que ses joues commençaient à s’ombrager de barbe, ce qui est l’âge où, selon Homère, la jeunesse des beaux garçons est le plus séduisante, » et s’était livrée à lui, à la condition qu’il serait fidèle. Malheureusement la fille d’un roi en devint amoureuse ; elle l’attira dans son palais, et parvint à lui faire oublier sa promesse. La nymphe, pour le punir, le rendit aveugle. De leur côté, les jeunes gens ne se faisaient pas faute de raconter des histoires de ce genre, où ils avaient le beau rôle. Pausanias, qui était un curieux, comme Athénée, et qui parcourait la Grèce, faisant parler sur sa route les gens du pays et les sacristains des temples, en rapporte quelques-unes. C’est l’histoire d’un berger de Charadrus, près de Patras, qui fut aimé d’une divinité de la mer. Elle traversait les flots et abordait au rivage pour venir le voir ; mais comme avec le temps la beauté du jeune homme finit par se faner, la déesse un jour ne revint plus, et l’amoureux en éprouva une si vive douleur qu’Aphrodite, saisie de pitié, le changea en fontaine. Cette fontaine était célèbre dans le pays : les jeunes