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était prononcé, réveillait toute sorte de souvenirs, et il pouvait, sans étonner personne, les jeter du premier coup dans des aventures héroïques. Ces aventures sont quelquefois extraordinaires, et il nous paraît difficile que les gens spirituels et malins qui les écoutaient les aient trouvées croyables. Or Aristote dit « que nous ne pouvons pas prendre du plaisir aux récits qu’on nous fait quand nous n’y croyons pas ; » ce qui est surtout vrai au théâtre. Il semble donc que les Grecs n’auraient pas dû s’intéresser à ces fables étranges que leurs poètes représentaient devant eux. Mais ils les entendaient raconter depuis leur enfonce, et ce merveilleux, auquel ils s’étaient accoutumés, ne les choquait plus. L’esprit a ses habitudes, comme le corps ; quand il s’est familiarisé de bonne heure avec des invraisemblances, il lui faut un effort violent pour les apercevoir. Il n’avait garde de se donner cette peine et de se faire cette violence au théâtre, où il venait pour son agrément. Il aimait mieux se laisser aller sans résistance au plaisir d’écouter une fois encore ces histoires qui l’avaient tant de fois charmé. Ce qu’on nous raconte de l’enthousiasme qu’ont excité certaines de ces pièces, de cette sorte de délire dans lequel elles jetaient tout un peuple serait bien difficile à comprendre, si nous ne songions que les spectateurs arrivaient au théâtre prévenus et préparés par leurs souvenirs, que les personnages semblaient grandis jusqu’à des proportions surhumaines par tous les récits qu’on faisait d’eux depuis des siècles, et que l’auteur nouveau, qui venait après tant d’autres, profitait pour son compte de l’émotion qu’avaient excitée tous ses prédécesseurs. C’est ainsi qu’on s’explique l’impression extraordinaire que ces vieilles histoires sans cesse renouvelées produisaient sur la foule, qui ne se lassait pas de les entendre.

Cependant cette impression ne pouvait pas durer toujours, et il était naturel qu’elle finît par s’affaiblir. M. Rohde énumère toutes les raisons qui détachèrent peu à peu les Grecs de ces récits traditionnels qu’on leur répétait depuis si longtemps. La principale assurément fut l’importance que prit chez eux la philosophie. L’habitude de raisonner et de discuter est d’ordinaire peu favorable aux anciennes croyances ; les vieilles légendes n’y purent pas résister. Quand les esprits, devenus moins crédules, les regardèrent de plus près, ils y découvrirent des absurdités qu’ils n’avaient pas soupçonnées. Les plus résolus s’en moquèrent ouvertement ; les plus respectueux ou les plus timides essayèrent au moins d’en sauver quelque chose en les expliquant et en les interprétant : c’était le plus sûr moyen de les détruire. Quand elles ne furent plus regardées que comme des allégories ou des symboles, elles cessèrent de paraître vivantes, et la foule n’y trouva plus le même plaisir. Il